date
dernière modification : 22/07/02
Chronique du 18 décembre
1997
Maurice
Matisson : "Papon est Schmatte, un homme qui ne vaut pas
tripette." Ce que Papon confirme dans ses mensonges honteux sur
Nicole Grunberg en reconnaissant qu'il voulait la sauver de l'anéantissement
[ Précédente ] [ Remonter ] [ Suivante ]
Le président Castagnède " Je fais appeler Madame Rachel Ledan,
interprète expert. Madame, pouvez-vous traduire ces quarante cinq pièces
[ Il y a un échange entre le président et Maître Varaut sur le nombre
exact de pièces transmises par la défense. ] remis par les avocats de la
défense et trois documents remis par Maître Klarsfeld. " Suit une
discussion entre l'expert et le président Castagnède. Les documents
seront traduits pour début 1998. Après le départ de l'expert. "
Est-ce que monsieur André Papo est dans la salle ? " Réponse négative.
" J'appelle monsieur Maurice Matisson. "
Maurice Matisson, né le 24 mars 1926, retraité. [ Son nom d'auteur est
Maurice-David Matisson. [ voir section livres ] ]
[ Ici photo de Maurice Matisson ] [
Ici croquis de Maurice Matisson ]
Ce texte est la reprise écrite par Maurice Matisson de sa déposition
spontanée à la barre
« Monsieur le président,
mesdames, messieurs de la cour,mesdames, messieurs les jurés,
1
ENTRE RAGE ET PITIÉ
Je ne suis pas tenu de prêter serment, mais
j'aurai pu le faire, car je vais parler sans crainte et sans haine; sans
crainte et sans haine, mais partagé entre une rage au coeur rentrée
depuis 55 ans et un sentiment de pitié qui m'insupporte moi-même. Un
sentiment de pitié devant les circonvolutions juridiques, intellectuelles
et abstraites dans lesquelles l'accusé se complaît. Mon père était un
homme simple ; lorsqu'il jaugeait un homme, il le jaugeait comme un
morceau de tissu. Il disait en Yiddish : « Schmatte » (un tissu qui ne
vaut pas tripette !) pour désigner un mauvais homme ou un homme sans intérêt,
indigne de valeur. C'est le seul mot que j'ai retenu du Yiddish, mais ce
mot m'est souvent revenu en mémoire dans ce prétoire lorsque j'entends
Papon.
Lorsqu'en 1981, mon copain d'enfance Slitinsky met sous mes yeux les
documents signés Papon et qui attestaient qu'il ne s'agissait pas
seulement de signatures mais d'actions véritables contre les huit
personnes de ma famille mortes dans les camps, j'aurais eu honte de ne pas
porter plainte. Mais je l'aurais fait aussi bien si j'avais été Noir,
Arabe, Marocain. J'aurais porté plainte contre ceux qui jouissent de la
souffrance humaine. J'aurais porté plainte contre cet homme. Il aurait pu
être autre chose qu'un haut fonctionnaire (commerçant, instituteur,
ouvrier ou n'importe qui), j'aurais agi de même.
Mesdames et Messieurs les Jurés,
Y en aurait-il un parmi vous qui aurait agi autrement que je l'ai fait,
s'il avait appris le nom du responsable de la déportation de ses parents
?
2
JE SUIS UN CONTEMPORAIN DES FAITS
La défense se plaint qu'il n'y ait pas de
contemporains de ces faits. Et nous alors, nous n'en sommes pas ? Les lois
de Vichy nous ont conduit à « une mort civile ».
On nous a désigné à la vindicte populaire.
Juridiquement, nous avons été considérés en surnombre, suspects du
seul fait d'exister, coupables d'être né, d'avoir ou non une religion,
sans domicile respecté, dénaturalisés, privés du droit de travailler,
déshumanisés et réduits à des noms couchés sur une liste à la préfecture
avec celui de nos parents morts à Auschwitz.
Tous les noms par bonheur ne sont pas partis, nous sommes là en tant que
survivants et aspirons à devenir des vivants. Cela dépendra de vous,
mesdames, messieurs, les jurés.
Les témoins de l'époque ? J'en suis un.
Il est vrai qu'à Bordeaux, pendant que certains journalistes trempaient
leurs plumes dans l'encre criminelle de la collaboration, et que certains
témoins cites par la défense s'opinîatraient à la libération à faire
carrière ou encore, que d'autres tentaient d'effacer les traces de leur
collaboration avec l'ennemi (des journalistes, des fonctionnaires, des
pinardiers, des constructeurs du mur de l'atlantique), je me battais à La
Pointe De Grave, engagé dans l'armée des moins de 20 ans.
En ce moment je veux rendre hommage aux camarades de ma section
mitrailleuse, dont trois sur sept tombèrent à mes côtés, comme Coletti
qui n'avait pas 20 ans et qui est mort dans le fossé antichar.
Leurs noms sont gravés sur le monument aux morts du cimetière de
Lesparre.
Ils se faisaient tuer à cause des bunkers qui avaient enrichi une
certaine bourgeoisie glauque de Bordeaux.
Mon général, Edgar de Larminat était venu le dire à Bordeaux lors du défilé
de " ses jeunes engagés qui n'avaient pas 20 ans ".
Nous ne nous battions pas pour des « honneurs » carriéristes, mais pour
bouter l'ennemi hors de France.
3
LES FAITS
En 1940, j'avais 14 ans, en 1942, j'avais 16
ans. Le 15 juillet 1942, j'habitais Paris avec mon père, ma mère, mon frère
Norbert et ma soeur Cécile. Nous avions rejoint Paris en 1933 pour
permettre à Norbert, mon frère aîné, de continuer ses études de
violon au Conservatoire de Paris. Mon père, ma mère et ma soeur
Antoinette Alisvaks contraints de quitter la Lettonie, avaient préféré
la France parce que mon père qui avait combattu la tyrannie tsariste
avait choisi le pays des Droits de l'Homme et de la Liberté pour s'y
installer avant la guerre de 1914-1918. Lorsque la guerre éclata, mon père
était du groupe de russes -drapeau en tête- qui avait traversé Paris
pour s'engager.
Il est démobilisé en 1918, avec le grade de caporal, la croix de guerre
et plusieurs citations à l'ordre de la Brigade, du Régiment et de l'Armée.
Il en revient aussi gazé et paludéen. Lorsqu'il est démobilisé en
1918, il rejoint Bordeaux parce qu'un de ses camarades ukrainiens, Maxime
(...) y avait élu domicile. Cet ami était russe, non juif mais une amitié
s'était scellée entre eux jusqu'à la mort de mon père. Aux obsèques,
60 ans plus tard , Maxime était là auprès de ma mère . Mon père, avec
ma mère et ma soeur Antoinette est arrivé à Bordeaux en 1918 avec pour
seule fortune son pécule de démobilisation ; ils s'étaient installés
tous trois dans le vieux quartier de Mériadeck. C'est là que je suis né,
26, rue Lecocq, en 1926. C'était un quartier de souteneurs, de maisons
closes et pour les enfants de mon âge, pas très fréquentable. Mais,
pour des gens pauvres, les loyers étaient peu chers. Il y avait un autre
aspect, avec tous mes copains dont Michel Slitinsky, avec qui je jouais
aux billes, on ne se posait pas la question de savoir qui était juif,
catholique, marocain, algérien ou français. Ce qui comptait, c'était le
respect et l'amitié. Dans ce quartier, dans les deux ou trois années qui
ont suivi, ma grand-mère maternelle, Hana Rawdin et ses 3 filles :
Jeannette Husetowski, qui avait l'âge de l'accusé et fait partie du
convoi du 17 juillet 1942 avec son mari Mandel et laisse deux enfants en
bas âge : Dora et Jean-Philippe. Mon autre tante, Rachel qui s'est mariée
avec Jean Fogiel, engagé dans le régiment polonais et l'un des rares
rescapés qui se jetaient sur les tanks allemands en 1940 pour arrêter
l'avance ennemie. Ma cousine Esther Fogiel en parlera mieux que moi.
Enfin, mon autre tante Hélène Brittman dont le mari, Roger Brittman,
juif français, était prisonnier de guerre; en raison de quoi, arrêtée,
elle resta six mois à Drancy d'où elle fut libérée. À Bordeaux on
n'avait pas fait valoir ses droits, c'était tellement dérisoire.
Donc, ce 15 juillet 1942, à Paris, monsieur Lallemand, le commissaire du
quartier de Belleville, où nous habitions, vient prévenir mon père dans
sa teinturerie qu'il devait se cacher et partir au plus vite. Monsieur
Lallemand était résistant et fut fusillé par les allemands. Mon père
et ma mère se sont affolés. Mon père s'est caché dans le salon de
coiffure qui était en face de la teinturerie. Ma mère est restée dans
l'appartement . On ne pensait pas qu'ils s'en prendrait aux femmes. Moi-même
je me suis caché chez un copain de classe, Falk. Monsieur Trincal est
venu me voir le lendemain en m'amenant ma soeur cadette, Cécile. La
police était passée à l'appartement et avait dit à ma mère, « faites
vos valises, on revient dans deux heures ». Ma mère, ayant compris a
rejoint mon père. Ils ont préparé leur passage en zone libre. Ils
m'avaient envoyé une somme d'argent importante et devaient nous envoyer
un passeur dans les deux jours . Le 18 ou le 19 juillet, la lecture de la
dernière carte de ma soeur Antoinette montre que ma soeur et mon beau-frère
pensaient que rien ne se passait à Paris. Il n'y avait pas d'informations
ni à la Radio ni par téléphone; et c'est donc en toute tranquilité que
ma soeur avait adressé cette carte disant qu'elle envoyait les enfants à
mes parents à Paris. Trois jours après les rafles de Bordeaux et de
Paris, monsieur Trincal revient dans le grenier de mon copain Falk. Cette
fois, il n'est pas seul, il amène les trois enfants de ma soeur : Jackie,
4 ans, Eliane, 8 ans et Claude, 10 ans, conduits à mes parents par des
voisins bordelais. Trincal m'annonce la déportation de leurs parents.
LA VIOLENCE HISTORIQUE
Le choc a été immense, excusez-moi le
terme, monsieur le président, j'ai « pété les fusibles »; les larmes
coulent de mes yeux, je ris et je crie, je crois devenir fou. Je tape des
poings contre les murs, j'étais brisé. C'est ça la violence historique
qui peut marquer un homme à jamais. Monsieur Trincal, abasourdi par ma
folle réaction, est désemparé.
Quand on a seize ans, perdu, seul avec trois enfants dont il faut
s'occuper, on a tendance à baisser les bras. On a tendance à se replier
hors du monde qui nous a effacé de sa comptabilité, et, en même temps
on n'est pas des gens à baisser les bras, on veut y rester dans ce monde,
faire front, se battre, vivre pour et avec ces trois enfants. A seize ans,
avant d'être perdu dans ce grenier, je croyais avoir vécu le pire.
Je croyais avoir vécu le pire, avec la défaite, les humiliations. Je
croyais avoir vécu le pire quand j'ai vu sur cette affiche rouge, mon
petit copain en tête de la liste, il s'appelait Blickman; il a été
fusillé pour résistance à l'ennemi; il n'avait pas 20 ans ; c'était le
fils du cordonnier juif voisin de notre magasin. Je croyais avoir vécu le
pire quand on a mis cette infâme affiche sur le magasin de mon père «
Judisches Geschäft » et que les voisins ont dit « tu vas mettre tes décorations
à côté ». Je croyais avoir vécu le pire ce 7 juin 1942, au moment où
un certain Papon s'est installé à Bordeaux, quand on nous a imposé de
porter l'étoile jaune. Le pire c'était les regards des autres méchants
ou compatissants. Vous ne pouvez pas facilement vous rendre compte ce que
cela représente : l'obligation de faire le coup de poing avec l'aide de
mes copains non juifs, pour me faire respecter à l'école et l'ignoble
insulte du professeur de chant parce que je refusais de chanter " Maréchal
nous voilà ". Je croyais avoir connu le pire en voyant les pancartes
« interdit aux juifs et aux chiens ». Je croyais avoir connu le pire
quand j'ai été obligé de prendre le dernier wagon du métro. Je croyais
avoir vécu le pire quand je n'avais plus le droit d'avoir une radio et de
l'écouter. Je croyais avoir connu le pire en étant soumis à l'infâme
couvre-feu imposé aux juifs . Moi qui étais né dans ce vieux Mériadeck,
atroce et angoissant par son caractère de pègre, mais formidable par sa
solidarité et son atmosphère de fraternité; moi qui jouais aux billes
avec des petits comme moi : Sénégalais, Juifs, Algériens ou Chrétiens,
qui tous avaient la Majuscule du respect mutuel, voilà que j'apprenais
soudain que j'étais juif : un être à minuscule, un être à part, un
"untermensch " !
Quand on a vécu tout ça on croit avoir connu le pire.
Et bien non, le pire était devant moi. Mes parents ont été arrêtés en
passant la ligne de démarcation. Heureusement, l'inspecteur qui les
interrogeait portait les mêmes décorations que mon père au revers de
son veston. Et au lieu d'être renvoyé aux Allemands, ils les a placés
en résidence surveillée à La Bourboule.
Ceci dit, je refuse le terme de « juif intéressant »; nous avons fait,
mon père, mes oncles et moi, notre devoir de français. mais il est
odieux d'être sauvés de la mort, plus favorisés que des enfants, des
femmes, parce que nous avons simplement fait notre devoir.
Donc, nous étions cachés dans notre grenier. Mon copain nous a dit de
descendre dans l'appartement d'une vieille dame qui voulait s'occuper de
nous . Elle ne savait pas les risques qu'elle courrait et nous ne lui
avions rien demandé . Alors , c'est vrai, il y a des secrétaires généraux
qui ont commis le pire pendant que des gens simples, des français, des
vrais, nous aidaient sans rien dire.
Après un mois d'attente, cachés, nous sommes venus à Bordeaux le 15 août.
Je voulais faire coup double : chercher une adresse de passeur pour aller
en zone « libre », et, sauver ma grand mère en l'emmenant avec nous. Ma
grand-mère avait 66 ans et s'occupait de son petit-fils Bernard Fogiel (5
ans) depuis que ses parents, mes tante et oncle Rachel et Jean Fogiel, le
15 juillet 1942 avaient été raflés. Ma grand mère était femme de
Rabbin; elle m'a dit : « tu sais bien petit, je ne peux pas partir, je ne
peux pas emmener mon double service de vaisselle, on ne me fera pas manger
du chevreau dans le lait de sa mère. » Ma première réaction à moi,
juif sans religion, comme mon père, fut de penser que toutes ces
bigoteries pouvaient lui coûter cher. Et pourtant elle me donnait une
grande leçon. Quelque chose était au-dessus des valeurs ordinaires de la
vie - même si ce n'était pas les mêmes valeurs que les miennes. Le
respect des valeurs dans lesquelles on croyait. Son message ne m'a pas
incliné à devenir religieux mais m'a appris le respect des valeurs des
hommes quelles qu'elles soient, à condition qu'elles ne nuisent pas aux
autres. Malgré notre insistance obstinée, ma grand-mère a refusé de
nous suivre. Elle a été déportée avec mon cousin Bernard dans le
convoi du 26 octobre 1942.
LES DEUX MANOEUVRES
DESHONORANTES DE LA DÉFENSE
Je voudrais, ici reprendre, en essayant de
retenir ma rage, ce que Druon a osé dire à cette barre : que les juifs
sont partis à la mort comme des brebis qu'on conduit à l'abattoir. Dans
le convoi de ma grand-mère, il y avait un bébé, Dolhi Lahmi, (2 mois),
dans ce convoi, il y avait Alice Smil (1 ans et demi), dans ce convoi, il
y avait Henri Allouche (2 ans), dans ce convoi, il y avait Colette
Allouche (4 ans), dans ce convoi, il y avait Bernard Kolerstein, dans ce
convoi, il y avait Régina Wilolowski (5 ans), dans ce convoi, il y avait
Georges Allouche, dans ce convoi, il y avait Léonie Smil (6 ans), dans ce
convoi, il y avait Claude Sarfati (7 ans), dans ce convoi, il y avait Régina
Hasson (11 ans), dans ce convoi, il y avait Judith Ascherman (87 ans),
dans ce convoi, il y avait Babora Rieber (84 ans), dans ce convoi, il y
avait Bertha Anspactuva, dans ce convoi, il y avait Rachel Balbin (77
ans), dans ce convoi, il y avait Ida Drucker, dans ce convoi, il y avait
Frédérika Sternova (72 ans), dans ce convoi, il y avait Malka Kovner,
dans ce convoi, il y avait Silka Schrager (67 ans), dans ce convoi, il y
avait Marie Roos (67 ans), dans ce convoi, il y avait Zity Schwarz (67
ans).
Que n'ont-ils pas pris le fusil pour se battre ? Pourquoi ont-ils suivi
comme des brebis ?
Les 300 fusillés de souges, les Résistants conduits au poteau d'exécution,
pouvaient-ils se rebeller ?
Et on ose nous le dire ici dans ce prétoire.
Les grandes tirades littéraires et histrioniques du secrétaire perpétuel
de l'Académie Maurice Druon (cité par la défense), ont-elles un
quelconque rapport avec cette réalité insoutenable ? Nous éprouvions un
immense encouragement en courant le risque d'écouter le chant des
partisans à radio-Londres dont Druon était le coauteur . J'ai lu ses
livres. J'ai même monté une de ses pièces avec les enfants délinquants
de Longueil-Annel. Si Papon se dit « en bonne compagnie » avec Druon,
moi, je l'efface de ma mémoire.
Même raffinée et dites de manière " sucrée ", je rejette
avec mépris cette insulte à la mémoire des miens et à celle des
victimes présentes dans ce prétoire!
Mesdames, Messieurs, les Jurés,
En fait, il y a une double tentative de la défense et de certains de ses
témoins contre laquelle je veux vous mettre en garde.
La première tentative court comme un fil tragique tout au long des témoignages
cités par la défense et rejoint depuis 16 ans la tactique du capitaine
Alfred Papon : transformer le persécuteur en persécuté; transformer les
victimes qui réclament justice en " comploteurs communistes " !
Je vous rappelle que pendant plusieurs années les seuls inculpés de
" l'affaire Papon ", c'étaient ceux qui avaient porté plainte
contre l'accusé.
Cette tactique est de la même essence que la visée d'exclusion du régime
de Vichy : essayer, au pays de la fraternité universelle, de réveiller
la haine de l'autre, du communiste, du juif, du franc-maçon. Haine
toujours, hélas !, disponible au fond de l'Homme.
La seconde tentative est de créer la division entre les Résistants et
les juifs.
Le martyre des Juifs n'éclipse pas celui des résistants. Parfois, ils
s'entremêlent comme ce fut le cas dans ma famille. Et pas seulement dans
ma famille. Nombreux sont les résistants dans les familles des plaignants
et des juifs en général! Et pas seulement des Juifs, et pas seulement
des Français.
La Résistance a réuni des gens de tous horizons. Je pense avec émotion
à mes camarades Italiens Coletti et mon lieutenant Gustave Négrello,
morts à la fleur de l'âge.
A mes camarades nord-africains, Somaliens avec lesquels nous avons imposé
la reddition aux Allemands!
Leurs noms sont mêlés, unis sur le monument de Lesparre.
La dérisoire tentative de désunir ceux qui avaient le même ennemi est
indigne.
Après cette nécessaire mise au point, je reviens à mon récit, à
Bordeaux.
LES VRAIS FRANCAIS
Nous avons essayé de trouver une possibilité
pour rejoindre nos parents à Agen. Nous avons été voir un ami qui
travaillait à la mairie de Bordeaux : Monsieur Dereix. Vieil ami de la
famille qui m'avait vu naître . il a compris en nous voyant sales, dépenaillés;
il a écrit une lettre qui disait « nous vous envoyons les enfants pour
les fêtes du mois d'août » et nous sommes partis tous les cinq. Moi, ma
soeur Cécile et mes neveux Claude, Eliane et Jackie Alisvaks . Dans le
train ver Dax, nous nous sommes retrouvés assis, face à un scout qui
nous observait. Il nous a dit : « si vous avez des papiers avec un tampon
juif, jetez les par la fenêtre et si vous allez à Orthez descendez à la
gare avant, à Puyoo et allez à Orthez à pied, à vingt kilomètres de là
». Nous avons fait la route à pied, Jackie avait 5 ans, il n'en pouvait
plus, je devais changer tout le temps d'enfant à porter sur mes épaules.
A Dax nous avions rencontré une dame à qui nous n'avions rien demandé
et qui voulait nous accompagner. Nous avons été contrôlé trois fois.
La première fois, pas de problème ; la deuxième fois ; pas de problème.
Mais les allemands sont revenus et pointant un doigt agressif sur elle ont
dit à ma soeur : « vous juive » parce sur un de ses papiers il y avait
le prénom de mon père : Abraham. La dame est alors intervenue en disant
« non, nous ne sommes pas juifs, nous sommes protestants, chez les
protestants, il y a beaucoup de noms bibliques ». Ca a marché et nous
avons rejoint Orthez. C'était la nuit tombée, nous avons frappé au 10
de la rue Moncade, nous avons été reçus comme des rois; on a mangé
comme nous ne l'avions pas fait depuis des mois; on a dormi . Le
lendemain, à midi, mes neveux ont passé la ligne de démarcation avec
les enfants de l'école d'Orthez (qui recevait les enfants des deux
zones). Ma soeur et moi, en fin d'après-midi, nous avons été conduits
vers la zone dite libre par un borgne qui nous a dit « ne t'inquiète
pas, je n'ai qu'un oeil, mais c'est le bon. ». Quand j'ai remercié la
dame qui nous avait accueilli, elle nous a dit qu'elle n'était pas la
destinataire de la lettre, qu'elle habitait au 14, mais que nous aurions
pu aller au 12, cela aurait été pareil. C'était des gens simples, sans
ronds de jambe, sans envolées littéraires, ils savaient, eux, où était
leur devoir.
Là nous étions en France, dans cette France du courage et du respect de
l'autre, cette France qui sent bon et que j'aime!
Combien de simples gens sans lesquels je ne vous parlerais pas
aujourd'hui. Leur nom n'est pas inscrit -comme le mien ou celui de mon épouse,
Paulette Désemerie-Matisson- sur la liste d'un réseau de Résistance.
Mais ils ont risqué leur vie tout autant que les Résistants. La France,
elle était là, pas à Vichy, malgré ses faux semblants dont vous avez
senti les relents, ici, dans les échappatoires de l'accusé qui refuse de
prendre ses responsabilités.
Dans un téléphone récent, ma soeur Cécile qui a choisi en 1947, de
faire sa vie en Israël, me disait : " tu te souviens lorsque nous
avons passé la ligne de démarcation et avons vu les soldats français ?
Comme nous étions heureux! ".
Oui, et c'est bien cela que je reproche à Pétain : de nous avoir fait
prendre des vessies pour des lanternes, les bureaux de l'anti-France pour
ceux de la République, la trahison pour du patriotisme.
Enfin, plus d'un mois après les rafles (vers le 20 août 1942), nous
retrouvons mes parents à Agen au lieu convenu.
Nous croyons possible de nous installer un peu plus à l'abri des dangers.
Je suis inscrit au lycée.
Je n'irai que quelques semaines : la zone sud est occupée par les
Allemands.
Nous nous replions alors à Valence d'Agen où mes parents recommencent à
travailler difficilement pour faire vivre toute cette famille qui s'est
agrandie des enfants de ma soeur Antoinette.
Après un bref séjour au lycée de Moissac, j'en suis renvoyé pour refus
de chanter, encore, " Maréchal, nous voilà ".
Le directeur du cours complémentaire de Valence d'Agen, Monsieur
Bonnemore accepte de m'y inscrire et me prépare au concours d'entrée à
l'Ecole normale qui m'est refusée parce que fils d'étranger.
LA RÉSISTANCE
C'est là que je découvre Monsieur Debande,
professeur de maths, patriote, qui commence toujours ses cours par la
formule : n'oubliez pas que la France est occupée et qu'il faut la libérer.
C'est par lui que j'entre dans l'Armée secrète en 1943 dont nous
rejoignons le maquis de Sistels dans les environs du bourg de Dunes.
Le 23 juin 1944, 12 patriotes dénoncés sont pendus au balcon de la
mairie de Dunes par 400 SS.
Le 10 juillet 1944, mon père, mon Maître Debande, huit camarades du
maquis et moi, dénoncés, nous sommes arrêtés par la Milice et les SS.
Nous serons libérés grâce à l'action d'un commando du maquis.
Apres avoir été assis sur les cordes pour nous pendre, ma première pensée
a été : " maintenant, c'est du rab! "
Après la Libération de Valence d'Agen, je contracte un engagement
volontaire dans l'Armée de Libération nationale pour la durée de la
guerre en Europe. Je m'étais engagé non sans mal, car je laissais mes
parents démunis, avec deux enfants, trois neveux et nièces. Ils avaient
besoin de moi. Mais je m'étais promis de libérer le pays, de lutter
jusqu'à ce que l'ennemi soit mis hors de France. Je participe à la libération
de la Pointe de Grave dans le 38° RI commandé par le Lieutenant-colonel
de Larminat, puis, la Bretagne et l'Alsace. Je suis démobilisé en
Novembre 1945 à 19 ans avec le grade de sergent. Un mois ou deux après,
ma classe d'âge, 1946, était levée.
4
LE PARADOXE DE LA RECONSTRUCTION
Mon récit pourrait s'arrêter là. En 1945,
j'avais 20 ans, pas de métier, le certificat d'étude en poche.
Il a donc fallu que je trouve ma voie, au moment où il fallait
reconstruire le pays, je devais me reconstruire moi-même.
Ces deux nécessités sont paradoxalement contradictoires :
Mais cette nécessaire action est, en réalité, une fuite pour échapper
à l'intolérable souffrance laissée en moi par la Shoah.
J'avais fort à faire en tant que citoyen pour rétablir une République
plus belle et en tant qu'individu pour acquérir un métier et des diplômes
indispensables.
En 1956, j'avais 30 ans j'ai repris mes études, il me faudra 27 ans pour
rattraper le temps perdu et soutenir ma thèse de doctorat en
psychopathologie à l'université de Bordeaux. Mon fils aîné avait alors
24 ans. C'est toujours plus facile de travailler, de foncer, de se plonger
dans les études.
J'ai laissé en jachère une plaie ouverte. Et il m'a fallu douze ans de
psychanalyse pour prendre mes distances avec mes souffrances, sans en
venir à bout; mais elle m'a permis de tenir.
Ma fuite en avant, cétait aussi de m'occuper de délinquants qui
souffraient, de psychopathes, puis de surdoués, ces êtres polis, cultivés,
très forts intellectuellement et dont le drame était de n'avoir aucune
haine, aucune émotion devant la douleur des autres qu'ils provoquaient.
Nous en avons, ici, dans ce prétoire, une illustration. Dès 1956, je m'étais
jeté avec passion dans la prise en charge d'êtres frappés par un destin
tragique : des autres moi-même qui me faisaient oublier - en miroir- mes
propres souffrances. Je voulais avoir autre chose a faire que penser a la
Shoah et a mon identité de juif. Je dois dire comme Rainer Maria Rilke «
le mythe de ces dragons qui, à la minute suprême, se transforment en
princesses ". " tous les dragons de notre vie sont peut-être
des princesses qui attendent que nous nous montrons braves et courageux.
".
Je regrette qu'ici, cette remarque ne puisse être entendue par l'accusé.
L'expérience m'a appris que ces êtres antisociaux étaient habités par
la haine (même rentrée) faute de croire qu'ils peuvent être beaux et
courageux, faute de pouvoir aimer, faute d'être aimé. L'amour et la
haine sont les deux revers de l'être humain. J'ai consacré toute ma vie
à faire triompher, pour les autres et pour moi, le versant de l'amour.
Il est donc, pour moi, très difficile de me faire l'accusateur d'un autre
homme -même s'il fait partie de ces grands génocidiens à col blanc
qu'ait connu ce siècle.
Il faut savoir que parmi les victimes il n'y a pas seulement ceux qui sont
morts, il y a tous les survivants, les descendants qui savent les choses
autrement qu'intellectuellement. Jusqu'en 1981, j'étais toujours dans
l'action; Je supportais mal les rares moments de vacances, d'inaction et
de rêve nocturnes, où resurgissait le poids du passé.
Et puis, lorsque l'oubli survient, le corps se souvient et se met en
danger.
Lorsque l'oubli survient, le souvenir se transmet sous d'autres formes
dans la descendance.
5
LA COUR RÉHUMANISE LES DESCENDANTS ETPEUT-ÊTRE LE CRIMINEL
Monsieur le Président,
Mesdames , Messieurs la Cour,
Mesdames, Messieurs, les Jurés,
Nos parents sont morts à Auschwitz.
Nous avons perdu des êtres qui nous étaient chers.
Mais les survivants, en plus, ont été vidé aussi d'une partie de leur
propre être, de leurs repères existentiels, comme un arbre foudroyé ne
sent plus couler en lui la sève qui le relie à une partie de ses
branches, de ses racines et à la terre nourricière.
À mon traumatisme personnel sérieux, s'est ajouté une violence
historique qui a retenti en moi comme un prolongement intériorisé du génocide.
Cette violence historique s'est répercutée par le silence général -même
après la Libération- qui nous a mis à l'écart de la nation.
Ceux qui ont étudié un peu l'ethnologie savent que lorsqu'un membre de
la tribu primitive en est chassé, il meurt.
Si ce procès avait eu lieu 50 ans plus tôt, si la sanction avait été
prononcée dès la Libération, notre état de victime du plus grand séisme
psychique connu aurait été reconnu par la Nation tout entière.
Nous aurions été restitués dans notre dignité de citoyen.
Et, peut-être les apprentis génocidiens que nous avons vus à l'oeuvre
depuis 50 ans auraient modéré leurs pulsions criminelles.
Il n'est jamais trop tard pour bien faire, car il reste aussi à préserver
l'avenir de nos enfants, de tous nos enfants de la terre : les martyres ne
se reconnaissent ni par leurs couleurs, ni par leurs religions, ni par
leurs opinions, ni par leurs philosophis.
Par contre, ils ont toujours le même ennemi : la part la plus hideuse et
la plus déshumanisée de l'Homme.
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AU DELA DE LA PIERRE, L'AMOUR VIVIFIANT
Monsieur le Président,
Mesdames , Messieurs la Cour,
Mesdames, Messieurs, les Jurés,
Les lois de Vichy nous avaient déshumanisés et permis à celles d'Hitler
d'exterminer nos parents. Nous avons survécu déshumanisés. Nous sommes
entre la vie qui se remet en mouvement et la mort sociale qui n'est pas
finie. Si comme je le souhaite, vous prenez contre l'accusé une sanction
qu'il mérite, elle sera pour nous une sanction réhumanisante. Je voudrai
remercier ce tribunal pour son travail de réhumanisation pour les
victimes et peut-être aussi pour l'accusé. Il reste à votre sanction de
nous rendre notre identité, de nous réintégrer dans notre cité républicaine,
dans laquelle, la seule distinction à laquelle nous aspirons et d'être
digne du titre de combattant des droits de l'homme.
En 1942, dans la nuit noire de l'Occupation était projeté le film de René
Clair : " Les visiteurs du soir ". Ce film se terminait par la
transformation en statue, du troubadour Alain Cuny, qui refusait
l'injonction du diable de renoncer à l'amour. Et sous la pierre le coeur
continuait à battre, à battre, à battre ! C'est a peu près ce que j'ai
éprouvé depuis 55 ans.
La pierre de la statue a commencé à s'effriter en décembre 1981,
lorsque j'ai déposé ma plainte. Qu'elle soit dissoute complètement par
votre sanction ! Et qu'ainsi il nous soit redonné force et vigueur.
Je veux insister, avant de terminer, sur les tentatives de la défense de
diviser les martyrs. Je veux mettre en garde les jurés contre cette
tentative de diviser les martyrs en prétendant que d'un côté il y
aurait les résistants qui ont sauvé l'honneur de la France et de l'autre
les victimes juives. Comme le montrent les hommes de ma famille, et ceux
de la famille de toutes les parties civiles, il n'y a pas de distinguo
entre Résistants et Juifs. Le martyre ne se divise pas, ils ont tous les
mêmes bourreaux. Je vous prie de m'excuser pour ce petit éclat.
Je suis prêt à répondre à vos questions. »
Le président Castagnède " Je change maintenant de famille.
J'appelle à la barre, monsieur Armand Benifla. ". Armand a l'âge de
mon père, chaque partie civile a bien sûr une personnalité différente.
Armand est d'une discrétion extrême. On sent chez lui un profond respect
de l'autre. Il est présent parmi nous depuis le début et ne manque
aucune audience. Bientôt sur le site nous trouverons une présentation de
sa famille dans les témoignages.
Croquis : Armand Bénifla témoigne
Armand Benifla " Je suis né le 18 août 1926, retraité, j'habite à
Bagneux. Monsieur le président, mesdames , messieurs de la cour,
mesdames, messieurs les jurés, le samedi 13 janvier 1941 à 8 heures du
matin, les inspecteurs de la brigade de Poinsot, [ la S.E.C. Section
d'Action et de Contrôle, le supplétif français de la Gestapo.] ces
inspecteurs sont rentrés en force chez moi. A ma mère, ils lui ont dit
" madame, nous venons pour faire une perquisition. " chez moi,
il n'y avait que deux pièces. Ils ont tout renversé, percé les matelas
et n'ont rien trouvé. De guerre lasse, ils ont dit à ma mère "
nous n'avons rien trouvé, mais nous allons chez un autre communiste
". J'ai voulu aller prévenir avec mes petites jambes de 16 ans les
camarades de mon frère, mais ils avaient une traction et je suis arrivé
trop tard. Mais ils sont allés voir les trois familles, ont tout fouillé
mais n'ont rien trouvé. Ils [mon frère Adolfe et trois de ses camarades]
étaient accusés d'avoir des tracts et des armes. Les perquisitions n'ont
rien donné, aucune au bon goût de Poinsot, mais assez rapidement, on a
eu vent que quand ils sont arrivés, il y avait une dame enceinte et
Poinsot lui donnait des coups de pied dans le ventre. Les prisonniers ont
été amenés au fort du Hâ au quartier allemand et sont restés enfermés
jusqu'au 10 février 1942. Date à laquelle, ils sont passés devant la
cour de justice allemande et condamnés à 7 mois et demi de prison. Ils
sont libérés le 16 avril à 6 heures du soir comme on disait à l'époque.
On leur a remis leur carte d'identité sauf à mon frère à qui on a dit
de revenir le lundi. A son retour, ils l'ont à nouveau emprisonné au
fort du Hâ. (...) Et le 24 avril, il a été amené à Mérignac où il a
retrouvé mon père déjà arrêté en mars 1942. On avait le droit de le
visiter une fois par mois et exclusivement le dimanche. On pouvait leur
apporter de la nourriture. J'ai vu ce camp où il régnait une promiscuité
affreuse. Ils étaient désoeuvrés. Il y avait au camp de Mérignac le
camp des républicains espagnols, le camp des juifs et également le camp
des droits communs, mais ils n'étaient pas mélangés. (...) Je veux
revenir sur la loi et le statut des juifs. Ce statut est paru dans la
presse quotidienne, Sud-Ouest, Heu, je veux dire la Petite Gironde. [ Ce
n'est pas vraiment un lapsus, puisque il s'agit bien du même journal. La
Petite Gironde est devenue Sud-Ouest. La famille Lemoine est passée de la
collaboration à la France victorieuse et résistante. Mais il fallait
bien changer de nom. ] Quand ma mère a vu le statut des juifs, elle a écrit
à son frère pour qu'il obtienne les papiers du recensement et se fasse
radier. Son frère envoie les papiers au bout de trois mois, les actes de
naissance, les actes de mariage et les certificats d'obsèques du grand père
et de la grand mère paternelles et maternelles. Nous avons attendu pour
obtenir le certificat de radiation. Le 17 juillet, on a reçu une lettre
de mon frère, " il partait le lendemain, il ne savait pas pour où ?
(...) peut-être serait-il mieux là où il allait ? " Le lendemain,
c'est Drancy et le 18 juillet, c'est le convoi n° 7 destination Auschwitz
avec d'autres malheureux. Nous avons reçu le certificat de radiation du
fichier juif, mais avec une annotation spéciale, dans l'attente du
certificat définitif de la radiation. Nous avons reçu ce premier
certificat le 15 octobre 1943 [ plutôt 1942], la radiation de ma mère,
de mon frère et Isaac, Daniel et de moi-même Armand. Lorsque le décret
du 29 mai 1942 dit de porter l'étoile jaune 15 jours après, je l'ai
arraché et je n'ai jamais été inquiété. Ce qui me manque le plus,
c'est la présence de mon frère. Je ne l'oublierai jamais. Je ne peux pas
oublier comme l'a dit Matisson. Je témoigne au nom de toutes les victimes
qui sont parties en fumée."
Le président Castagnède " Votre mère s'appelait : Madame Claudine
Marchau, épouse Moïse Benifla ? "
Armand Benifla " Oui, ma mère avait un oncle curé. "
Le président Castagnède " En Janvier 1943, c'est à dire à une
date où votre frère aîné est parti depuis longtemps, la radiation
intervient au nom de votre famille, pour votre mère et vous. Il y a un
rapport de l'inspecteur Reiser du 21 août 1952 qui conclut que la dénommée
Benifla et ses deux fils Isaac et Armand sont français suite à une enquête
du commissariat aux questions juives ? "
Armand Benifla " Mon frère Adlofe a été oublié "
Le président Castagnède " Vous êtes allé au camp de Mérignac.
Qui gardait le camp ? "
Armand Benifla " Les français, je n'ai jamais vu d'allemands ou de
nazis. "
Le président Castagnède " Où voyiez-vous les personnes de votre
famille ? "
Armand Benifla " Dans les baraques. Le camp était mal chauffé. En
hiver, il faisait froid, l'été, il faisait chaud. "
Le président Castagnède " Votre frère a été exterminé le 19 août
1942 ? "
Armand Benifla " Non, mon frère Adolfe est rentré au camp le 20
juillet 1942, il portait le n° 49669. Le 1° octobre, il est toujours
vivant. Il n'y avait pas de certificat de décès. On ignore quand il est
mort. Après la déportation de mon frère, ma mère est allée voir la
Gestapo pour essayer de le sauver parce que la préfecture n'avait rien
dit, rien fait. Elle voulait savoir si elle pouvait faire quelque chose -
une enquête était en cours [à la préfecture ] - la personne de la
Gestapo lui a dit " vous ne reverrez jamais votre fils vivant ".
Si Papon ne savait pas, nous on savait. "
Le président Castagnède cite une lettre de la mère d'Armand Benifla
adressée au ministre lui demandant d'intervenir. La réponse intervient
le 23 juin 1943, soit près d'un an après le décès de votre frère. Le
Service des questions juives à Röthke , S.S. " je vous remets copie
de la lettre de madame Benifla pour voir si vous pouvez faire quelque
chose ". "
Maître Touzet " Je voudrais voir une pièce, le 4 juillet 1942, le
service des questions juives de Papon demande d'amener son certificat de
baptême d'extrême urgence. Que va faire la préfecture le 4 juillet 1942
? C'était le moment de faire quelque chose. Le service des questions
juives transmet le dossier au commissariat aux questions juives et pendant
que la procédure se poursuit, Adolfe Benifla est déporté. Je dis
qu'avec un peu de célérité, il était possible de sauver Adolfe. On frémit
en voyant que le service des questions juives procède à leur radiation
en janvier 1943. Encore un exemple d'incurie du service des questions
juives et le mot est trop faible. "
Maître Boulanger " En complément à ce que vient de dire Maître
Touzet, il y a la liste du 3 juillet 1942. Etat des juifs dont le conjoint
est aryen. Signé le directeur du camp de Mérignac.
Etat des juifs dont le conjoint est aryen
Dans cette liste, on voit les noms de Schinazi partie civile, Goldenberg
et celui du père d'Aldofe, Moïse Benifla. Donc le service des questions
juives sait parfaitement que la mère de Benifla est catholique et que son
fils est à Mérignac en situation douteuse. Pourtant la préfecture de la
Gironde, utilise un autre terme : " Benifla Adolfe, propagande
communiste, religion juive ", écroué au fort du Hâ, refoulé par
les allemands, c'est le terme employé par la préfecture de la Gironde
pour la déportation. Même si la préfecture ne faisait que du
refoulement vers Drancy, c'est à dire de la déportation, c'est déjà
constitutif du crime contre l'humanité.
Papon " Je veux faire une remarque sur le dossier de radiation, il
n'y a pas de date de transmission. "
Maître Levy " Voilà une preuve de plus de l'approche sélective de
l'accusé qui ment effrontément. Il omet une autre pièce du dossier la
S.E.C. Section d'Enquête et de Contrôle a fait un rapport le 21 août,
le 13 octobre, elle envoie à madame Benifla une attestation provisoire.
Ca c'est un document de sauvetage. Malgré toute l'horreur que représente
la S.E.C. Section d'Enquête et de Contrôle et le statut des juifs, elle
fait une action de sauvetage en octobre, et le service des questions
juives qui avait seul le pouvoir de radier, ne réagit qu'en janvier 1943.
Il aura fallu cinq mois au service des questions juives. "
Papon " Il n'y a pas de lien direct... "
Maître Boulanger " Apparemment, avec l'accusé, on ne parle pas de
la même chose. "
Maître Levy " Garat est le dépositaire de la signature de Papon,
donc tout ce que fait Garat égale Papon. "
Arrive ensuite la troisième partie civile pour témoigner. Il s'agit de
Pierre Grunberg
Croquis : Pierre Grunberg témoigne
[Pierre Grunberg est partie civile avec son frère Jean Jacques (absent)
et sa soeur Nicole ]
Pierre Grunberg " Je témoigne en tant que partie civile pour ma mère
Jeanne Locker, et ma soeur aînée Jacqueline qui avait vingt ans. La
première fois, je n'avais pas pu rencontrer le juge Braud et la deuxième
fois, je me suis présenté. Si vous aviez mon témoignage écrit. "
Le président Castagnède " Je ne l'ai pas sous la main. "
Pierre Grunberg " Il est plus facile de témoigner par écrit que par
la parole. "
Le président Castagnède " Vous dites comme vous le voulez, comme
vous le ressentez. "
Pierre Grunberg " Il y a dans une déposition celle de ma mère [
Jeanne ] et dans celle de ma soeur [ Nicole ] un document concernant ma mère
et un concernant ma soeur aînée [ Jacqueline ] et ensuite la déposition
concernant ma soeur Nicole qui avait deux ans au moment de son
arrestation. Il a été fait mention hier par Maître Klarsfeld de ce qu'a
dit Papon sur ma soeur, Nicole. "
Le président Castagnède qui sent que monsieur Grunberg a du mal à
s'exprimer " Votre mère et votre soeur ont été arrêtées à
Hagetmau ? "
Pierre Grunberg " Peut-être pas sur la ligne de démarcation même,
il y a une petite incertitude. Elles ont été arrêtées le 4 juin et je
pense qu'on pourrait tout à l'heure reprendre ce qu'a dit Papon sur le
cas de la séparation de ma soeur et de ma mère. J'en reparlerai après.
Elles ont été prises près de Mont de Marsan, je pense qu'il est très
possible que de là, elles ont été transférées à Bayonne; dans tous
les cas, elles se plaignent des conditions très difficiles, la mauvaise
nourriture, le froid, il faisait très froid, etc.. Les conditions de détention
étaient très pénibles, ce n'était pas l'humanité qui régnait en ces
temps là, il y avait hélas beaucoup de français qui les aidaient dans
cette déshumanité, hélas. Je relisais le discours de De Gaulle de cette
époque. Je vous garantis que De Gaulle n'était pas un capitulard mais un
résistant. On entend, ici des propos de Papon, comme quoi on ne pouvait
pas résister, on ne pouvait pas déserter, on ne pouvait pas de battre,
on essayait de sauver des personnes. On voit que Papon au contraire a
rajouté des noms, qu'il en a fait plus, il y a quand même 1560 personnes
déportées. Il est incontestable que c'est de la faute des allemands,
mais De Gaulle a dit que les allemands ont été aidés par la police et
le gouvernement français pour faire qu'il y ait autant de personnes arrêtées,
incarcérées et conduites dans les trains de déportés. C'est le fait de
partir d'accompagner la déportation qui est constitutif du crime contre
l'humanité. Et il y a d'ailleurs un texte qui dit qu'il s'agit là de
prendre des mesures arbitraires. Ma mère et ma soeur étaient française,
il n'y a aucune contestation possible. Ma soeur est née le 22 janvier
1922 à Paris. Elles sont parties le 16 juillet 1942 et exterminées.
Elles ne devaient pas être déportées. Elles ne devaient pas partir. Il
est certain qu'Auschwitz, si on ne connaissait pas le nom, on savait
qu'ils allaient vers le malheur. J'ai d'ailleurs un cousin qui est parti
en 1941, on disait qu'il allait travailler dans les mines de sel, c'étaient
les travaux forcés. Et les hauts fonctionnaires ne pouvaient pas
l'ignorer. Cela ne rentrait pas dans le cadre de crime contre l'humanité.
Je considère que beaucoup de choses pouvaient être évitées si on
choisit de ne pas obéir aux ordres et si on adoucissait leur sort. En
particulier, on pouvait ne pas fournir les listes, elles étaient les prémisses
à des choses très graves. Il fallait les détruire ou les falsifier.
C'est sur la base de ces listes qu'on déportait. "
Le président Castagnède " Votre famille venait de Paris, elle était
composée de quatre enfants, Jacques, Nicole, vous et Jean-Jacques.
Pourquoi partait-elle de Paris ? Comment s'est-elle retrouvée dans un
exode ? Comment cela s'est-il passé ? Pourquoi le père et les deux garçons
n'ont-ils pas été arrêtés ? Vous aviez seize ans à l'époque, vous n'étiez
pas ensemble ? "
Pierre Grunberg " Nous étions à Paris, Nous avions déjà eu un
cousin déporté à Paris en 1941. On avait déjà eu des amis déportés;
nous étions en danger. Et passer la ligne de démarcation, c'était se
sauver. Les premiers à partir ont été mon frère aîné et ma mère,
ils sont partis grâce à des passeurs très gentils. Après le passage de
la ligne, les gendarmes ont arrêté deux personnes dans le car, pourquoi
? En février 1942, mon père et moi, nous sommes partis par la même filière
avec un autre passeur. Mon père s'était débrouillé à contacter
d'autres personnes puisqu'en février on a pu passer la ligne. "
Le président Castagnède " Comment ? "
Pierre Grunberg " Par un passeur, il nous indiquait la route, je me
souviens, il y avait un grand champ, il nous a dit, courrez, courrez le
plus vite possible. Il y avait des gens qui nous attendaient en face. A
part le froid, la pluie et l'angoisse d'attendre de mon père, on était
de nouveau ensemble. Ca s'est très bien passé et on a rejoint mon frère
aîné. Maman, ma soeur aînée et ma petite soeur ont pris le même
chemin. Mon père a essayé de les prévenir de ne pas prendre le même
chemin. Ca s'est passé différemment, parce qu'elles ont été prises, on
ne sait pas où ? Ma petite soeur a été séparée. "
Le président Castagnède " Quand avez-vous été au courant ? Quand
avez-vous été prévenu de cela ? "
Pierre Grunberg " Par des cartes interzones, sans enveloppe, le maréchal
Pétain en effigie. On pouvait écrire, mais beaucoup utilisaient des
codes pour que le courrier ne soit pas lu par les allemands ou la police
française. Peut-être pourra-t-on les voir ? Tout le monde pouvait lire
ce qu'il y avait dans le courrier. Si on donnait une précision, il
fallait trouver une sorte de code pour avertir que passer par là, était
dangereux ou que c'était possible. Il y a un livre de je ne sais pas quel
auteur qui parle du courrier (...) "
Le président Castagnède " Quand avez-vous eu connaissance du retour
de votre soeur Nicole ? "
Pierre Grunberg " Par le courrier de Mont de Marsan ou de Bayonne, il
n'était pas interdit. C'est par ses lettres qu'on a su qu'elles étaient
en prison à Mont de Marsan, qu'elles étaient séparées de leur petite
fille Nicole. Puis on a appris leur transfert à Bayonne, elles étaient
couchés à six sur des tables. Puis leur transfert à Mérignac par le
train. Puis de Mérignac à Drancy, et après le départ vers la mort vers
Auschwitz. Elles nous ont écrit et c'est elles qui nous disaient de
garder courage. »
Le président Castagnède « Le départ à Auschwitz a lieu le 19 juillet
? Quand et comment , vous êtes-vous retrouvé avec votre soeur Nicole ?
»
Pierre Grunberg « Monsieur le président Castagnède est-ce que la déclaration
exacte de Papon peut être projetée à l'écran ? »
Le président Castagnède " Non, on ne peut pas, nous sommes dans
l'oralité des débats, on a pas à projeter les témoignages écrits. »
Pierre Grunberg « Papon a dit que c'était grâce à ses services que
Nicole a été sauvée, qu'ils avaient arraché ma soeur des mains de ma mère.
Est-ce exact ? Ce que Papon a dit est très grave. Papon a dit qu'il s'en
rappelait très bien. Ce n'est pas une erreur, c'est une stratégie de la
défense. C'est d'autant plus grave que Nicole est vivante [ Papon croyait
qu'elle était morte]. Je le jure ici, ce n'est pas grâce à lui ! »
Le président Castagnède " J'entendrai votre soeur, à ce sujet en
suivant. »
Pierre Grunberg « Je le sais uniquement par les lettres de ma mère. Ma mère
a fait de suite des démarches pour qu'on reprenne ma soeur. Ma soeur a été
tout de suite séparée de ma mère. Elle a aussitôt prévenu sa mère et
sa soeur et toutes se sont démenées pour ramener Nicole à Paris. C'était
très difficile à l'époque, après beaucoup de démarches, après avoir
contacté plusieurs personnes, quelqu'un est venu à l'hospice et a récupéré
ma soeur et puis elle est restée continuellement chez ma tante qui a vu
son mari déporté dans la rafle du 15 juillet. Ma mère a vu le mari de
ma tante à Drancy. »
Le président Castagnède " Vous avez autre chose à rajouter ? »
Pierre Grunberg « Maître, pouvez-vous lire les discours de De Gaulle,
qu'il a fait au vif des actions de l'époque. De Gaulle parlait des camps
de concentration, des camps de travail, de l'esclavage. Un haut
fonctionnaire ne pouvait ignorer. »
Maître Jakubowitz « Sur le cas de Jeanne et de Jacqueline, je souhaite
faire une remarque qui vaut pour l'ensemble des victimes de ce procès et
de leur dépouille. Ces victimes ont été privées d'actes de décès, il
n'y avait pas de corps. Il n'était pas possible de faire le deuil de ces
morts. On se souvient le témoignage d'Eliane Dommange qui attend un appel
téléphonique sans fin. La loi prévoyait qu'on était obligé de passer
par un acte de disparition. Le délai pour l'obtenir était de cinq ans.
Vous vous rendez compte de ce que cela représente. Il n'y a pas de corps,
il n'y a pas de sépulture, on a juste déporté vers une destination
inconnue. Ces mots sont si lourds. On a au dossier un extrait de jugement
qui vaut acte de décès avec cette mention surprenante : décédé à
Drancy, mort pour la France. Cela mérite d'être souligné et indique à
ce stade là, combien c'est symptomatique. Le simple acte administratif
est évocateur de ces propos. »
Le président Castagnède " Quand on dit mort pour la France, c'est
les armes à la main. »
Un non unanime se fait entendre des rangs des parties civiles.
Maître Jakubowitz « Il y a une inexactitude ou une contrevérité dans
ce que vous dites. Surtout quand on sait le rôle de la France. »
Le président Castagnède " C'est une forme de reconnaissance de la
France, cela permettait d'être pupille de la nation. »
Maître Jakubowitz « C'est quand même le signe d'une mentalité de l'époque,
c'est une forme de négation, c'est une certaine façon de nier qu'ils
sont morts à Auschwitz. On gommait certaines réalités historiques.
C'est un acte administratif atroce qui peut partir d'un bon sentiment mais
qui n'est pas sans conséquence. »
Maître Klarsfeld « Je veux revenir sur le cas de Grunberg . Je veux lire
les courriers qu'elles ont écrits. Les lettres sont intéressantes. Il
faudrait les lire un peu plus. Le 15 juin 1942, Jacqueline écrit à sa
grand-mère, « Ma chère bonne maman, il y a 11 jours qu'on a été arrêté.
On attend des nouvelles de Jacques, (c'est le nom de code du père), je te
quitte ma chère petite maman en espérant (...) ».
Lettre de Jeanne à sa grand-mère « Il nous faut beaucoup de santé pour
supporter cela (...) qu'avons-nous fait pour mériter ce malheur (...) ne
pleurez pas (...) »
Lettre du 20 juin 1942, « J'attends votre lettre pour savoir quoi faire.
(...) j'aimerai tant la savoir avec vous (...) si quelqu'un venait
chercher la petite, qu'elle voit soeur Marie ou quelqu'un de la croix
rouge. (...) mais on ne peut pas laisser mon petit trésor »
Lettre du 1° juillet de Bayonne à Jean-Jacques. »
Pierre Grunberg « Ma mère écrivait à Jean Jacques pour mon père et
moi, il fallait être prudent. »
Maître Klarsfeld « Depuis hier, nous sommes ici (...) il y a plusieurs
personnes dans notre cas (...) je te demande d'être courageux (...)
Nicole part à Paris (...) Chaque jour qui passe nous rapproche (...) je
n'ai pas mérité cela. »
Le lendemain, elle écrit « Nous sommes depuis avant hier (...) nous
sommes partis en camion sous la surveillance des allemands (..) nous avons
retrouvé une personne (...) nous couchons à 6 personnes sur une table de
bois, sur une paillasse (...) d'ici, on voit le temps, il fait beau, on
voit les Pyrénées (...) maman se fait beaucoup de mauvais sang pour
Nicole. »
Une autre lettre, du 17 juillet 1942, « (...) déjà transférés par 6
inspecteurs français, quelques lignes pour vous dire (...) nous partons
pour le camp, c'est inouï (...) que comptez-vous faire avec ma petite
Nicole. Surtout ne l'abandonnez jamais (...) nous partons pour une
destination inconnue »
[ Maître Klarsfeld lit les autres lettres, une dans le train de Mérignac
à Drancy. C'est insupportable, très dur, je n'arrive plus à noter.
D'autant que Maître Klarsfeld parle très vite. Mais comme hier, on
atteint un autre moment d'intense émotion, la salle est silencieuse. Les
avocats, le jury et la cour baissent la tête, quelques hochements de tête,
des épaules qui se lèvent, des mouchoirs furtifs. Cette émotion-là dépasse
tous les discours, toutes les plaidoiries... Un long silence s'en suit, on
dirait que personne n'ose briser ce silence]
Maître Touzet « Je regrette de briser l'émotion de la lecture de ces
lettres tragiques. Monsieur Grunberg a évoqué l'énorme mensonge de
Papon, Papon a dit que Meyer [Daniel] devant le jury d'honneur lui avait
demandé pourquoi il avait retiré de force son enfant des mains de sa mère.
Papon a le droit de mentir, il en use largement, mais nous les parties
civiles, nous avons le devoir de dire la vérité. Il existe dans le
dossier ce mensonge. Je veux lire la déposition de Papon, il dit que
c'est l'administration de la Gironde qui a sauvé Nicole. Papon termine
son mémoire en disant que la petite Nicole a été sauvée grâce à lui.
C'est à la fois un sauveur et un bourreau. L'accusé ne peut pas faire
plus fort dans le mensonge. »
Papon « Pour le cas de Nicole, Touzet ment et arrange les faits à sa
sauce » Une vague de protestations s'élève de nos rangs. C'est écoeurant.
Pierre Grunberg « Je suis indigné et révolté par cette interprétation.
Pour ma soeur Nicole, avez-vous dit oui ou non que ce sont vos services
qui l'ont sauvé ? »
Papon « Oui »
Pierre Grunberg « Donc vous aviez autorité sur les allemands. Vous aviez
donc une autorité sur la police allemande ? »
Papon « C'est une fausse interprétation. »
Le président Castagnède " De quelle date s'agit-il ? »
Pierre Grunberg « Le 4 juin. » [Papon n'était pas encore à Bordeaux. ]
Maître Klarsfeld « Je vais vous lire votre déposition, vous y dites a
Drancy, ce sont les juifs qui font le triage des juifs (...) donc d'après
vous, vous reprochez aux juifs de ne pas avoir respecté les accords Oberg
- Bousquet ? »
Papon « ... »
Maître Klarsfeld « Voilà comment vous êtes arrivé à cette méprise,
vous avez cru suite aux dépositions qu'elles étaient à Mérignac, que
si Nicole a eu la vie sauve, vous vous êtes dit, si elle a eu la vie
sauve, c'est grâce à moi. Vous vous êtes dit, ce n'est pas la mère, ce
n'est pas la soeur qui me contrediront, elles sont mortes. Ce n'est pas
Nicole qui me contredira, elle était trop jeune. Vous avez été pris à
votre propre piège, vous êtes un menteur, vous êtes ridicule. »
Papon. « J'ai sauvé Nicole parce que la laisser avec sa mère, c'était
la laisser aller vers l'anéantissement. »
Le président Castagnède repose la question à Papon sans obtenir de réponse.
Pierre Grunberg « Je suis obligé de dire la vérité. Papon se trompe
pour être aimable, mais c'est un faussaire, il n'a pas pu sauver ma
soeur. »
Maître Jakubowitz « Sur ce point particulier, il s'est passé quelque
chose d'extrèmement important. Je demande d'acter les réponses de Papon
au plumitif. Aujourd'hui l'accusé est pris devant un dilemme terrible. Il
vient de dire que rendre l'enfant à sa mère, c'était la laisser aller
vers l'anéantissement. Il avoue connaître le sort terrible réservé aux
juifs. Je veux que ses propos soient actés au plumitif. »
Le président Castagnède " La loi précise qu'on ne peut acter au
plumitif les aveux de l'accusé. Mais les jurés ont entendu. »
Maître Levy « Papon a reconnu, il y a quelques semaines, que les
victimes allaient vers un sort cruel. Aujourd'hui, il dit que si on
envoyait les enfants et les parents à Drancy, on les anéantissaient.
C'est un aveu de plus. »
Maître Varaut « M° Jakubowitz a dit lui-même que personne ne
connaissait la solution finale. »
Papon « Ces messieurs prennent leurs désirs pour des réalités. Ils
sont à la recherche de preuves qu'ils n'arrivent pas à trouver. »
Maître Klarsfeld « Tous ici, nous avons connaissance de vos mensonges
sur la petite Nicole Grunberg, nous sommes à un moment où les allemands
n'ont pas encore déclenché la rafle du 15 juillet. Comment l'accusé
explique-t-il ses contradictions ? »
Le président Castagnède " La lettre précise que Nicole est séparée
de sa mère et confiée à un couvent. »
Maître Klarsfeld « Oui, le 4 juin 1942. »
Le président Castagnède " Vous avez entendu, Papon, répondez. »
Papon « Je n'ai jamais avancé de dates »
Le président Castagnède aidé par Maître Klarsfeld qui le reprend et le
complète retrace la chronologie des événements. Il évoque les faits.
« Le 15 juin, la petite Nicole est chez les soeurs. Etc. »
Papon « ... »
Maître Zaoui « Je voudrais demander une précision à Papon, puisque
vous parlez de votre acte de séparer un enfant des bras de sa mère. Mais
pour quelle raison vous vouliez arracher cet enfant des bras de sa mère ?
»
Papon « Le Maître est trop intelligent, l'administration a plusieurs
visages, elle n'est pas responsable. Vous posez la même question que
Daniel Meyer, c'était pour les sauver. »
Maître Zaoui « Les sauver de quoi ? »
Papon « Les sauver d'un camp de concentration »
Maître Zaoui « Donc, vous saviez qu'il s'agissait de camp de
concentration »
Le président Castagnède « Nous avons en mémoire la conférence autour
de Sabatier du 6 et 7 juillet avec les sous préfets, vous connaissiez la
déportation dans son sens véritable. »
Papon « On le soupçonnait »
Maître Zaoui « C'était quoi pour vous en juillet 1942, un camp de
concentration ? »
Papon « On le savait. »
Du rang des parties civiles on entend un AH monter.
Maître Zaoui « Vous avez dit après l'audition de monsieur Librach,
d'ailleurs je me souviens d'avoir prévenu dès juin 1942 mes amis les
docteurs Michaelson. »
Papon « C'était pas en juin, c'était plus tard. Drancy était connu. »
Maître Zaoui « En juillet 1942, vous séparez Nicole des bras de sa mère.
Vous faites prévenir le docteur Michaelson. »
Papon « En août »
Maître Zaoui « En juin, juillet ou août, c'est la même époque. Donc
vous aviez parfaitement connaissance de ce que c'est qu'un camp de
concentration. »
Papon « Vous vous gavez de mots »
Maître Zaoui « Ce ne sont pas des mots. »
Maître Varaut intervient pour contredire Maître Zaoui.
Maître Klarsfeld « Papon a dit que Nicole a été sauvée en l'arrachant
des bras de sa mère. »
Maître Varaut « Papon a sauvé des juifs. »
Maître Klarsfeld « Mon cher confrère, il n'y a pas eu de sauvetage, ce
sont les allemands qui ont sauvé Nicole. C'est insultant, Papon bafoue la
mémoire de sa mère qu'il a envoyée à Auschwitz. »
Papon s'énerve et on en reste là. Le président Castagnède suspend
l'audience.
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