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date dernière modification : 22/07/02

Chronique du 10 décembre 1997

« Le deuil perpétuel de la famille Librach »

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Mercredi 10 décembre 1997

Le deuil perpétuel de la famille Librach

Le président Castagnède demande des précisions sur le nombre de pièces déposées par Maître Varaut : " Vous parlez de soixante pièces, je n’en compte que quarante-cinq. Y a-t-il une erreur ? "

Maître Varaut " Non je ne pense pas qu’il y ait d’erreur, vous avez toutes les pièces. Mais je vais vérifier. "

Le président Castagnède "Monsieur Librach, vous pouvez venir à la barre. "

Hertz Librach

première partie civile à déposer

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Ami Flammer, Moshe Leiser et Gérard Barreaux

Hertz Librach, est né à Varsovie, " Henri, c’est un deuxième prénom qui m’a été attribué pendant l’occupation, c’est devenu mon prénom. Léon Librach est mon cousin, nous étions très liés. C’était quelqu'un de très proche de moi. Il y a, dans l'historique de nos deux familles, des antécédents qui remontent à la Pologne. Mon oncle est né près de Varsovie. Les deux frères fabriquaient des tricots. Je suis né le 12 juillet 1924. J’ai vite compris que nous étions des gens un peu à part. Les relations avec nos voisins polonais étaient souvent tendues. Entre enfants polonais et Juifs aussi, il y avait souvent des jets de pierre, sur un carrefour important sur le chemin de l’école. J’y amenais mon frère, 3 ans, moi, j’en avais 5 et nous accompagnait le fils du rabbin. Nous marchions sur le côté gauche de la grande avenue qui nous conduisait à l’école. Les Polonais sur le côté droit. Arrivés à un carrefour, on se lançait des cailloux.

Il faut aussi se souvenir des grands pogroms, qui ont sévi en Ukraine et en Pologne. Ils ont laissé des traces indélébiles. A la pâque catholique, notre mère mettait un drap humide sur nos fenêtres pour nous protéger. Il y a eu des traces indélébiles. J’ai souvent demandé à ma mère : " pourquoi tu fais ça ". Elle avait du mal à m’en parler. Elle disait : " ça vaut mieux, c’est mieux comme ça ". C’était le climat qu’il y avait dans les années trente.

Le père de Léon est parti avec sa famille, dans les années 1927, en France. Il a reconstitué un atelier de tricoteur qui a bien marché, et il a appelé mon père pour qu’il vienne le rejoindre près de lui. Mais il fallait venir en France. Le voyage était difficile. Mon père a trouvé du travail comme mineur dans le Nord et il est venu comme cela en France. Au bout de six mois dans les mines, il est tombé malade et il est remonté pour un travail à l’extérieur, puis il est parti à Paris rejoindre son frère. Nous avons habité dans le vieux Montreuil, puis porte de Montreuil. A la déclaration de guerre, mon père s’est engagé dans l’armée française. Une fois démobilisé, il est rentré à Paris dans sa famille.

Je me suis porté partie civile par besoin de mémoire, ce n’était pas agréable, on ne remue pas les mémoires comme cela. Edwidge, son épouse aurait voulu être une des parties civiles, mais elle a été déportée, et était trop faible pour venir témoigner. Aussi je suis là pour la représenter, je parle aujourd’hui en son nom. Je le suis aussi pour mon frère Benjamin.

Quand Léon a été arrêté par les Allemands, elle est venue à Bordeaux pour le faire libérer. Elle a été au fort du Hâ " je veux voir mon mari ". On lui a dit : " non, il est Juif ". Ses amis lui ont conseillé de rentrer à Paris, parce qu’elle était en situation irrégulière et en cas de contrôle, elle était en faute.

Donc je suis un peu atterré quand on a entendu Papon, que sont devenus les papiers de Léon ? Il avait une pièce d’identité et son livret militaire, qui prouvaient qu’il était français. Quand il est parti à Drancy, il a dû rencontrer mon frère. Mon frère a été arrêté le 15 juillet et a été déporté au bout de 48 heures.

Le président Castagnède "vous avez deux ans d’écart avec votre frère Benjamin ? "

Hertz Librach "oui, Benjamin a été déporté au bout de 48 heures. Pour ce qui est encore de Léon, c’est avec beaucoup de retard qu’on a appris sa déportation. Il était français en 1942. J’ai été surpris qu’il ait été déporté. Edwidge m’a demandé de témoigner en faveur de Léon et d’en parler avec Maître Boulanger quand j’étais partie civile. S’il y a des questions, je répondrai. "

Le président Castagnède "dans quelles circonstances avez-vous appris le départ de votre oncle ? "

Hertz Librach "de mon cousin ? "

Le président Castagnède "oui, excusez-moi. "

Hertz Librach "mon oncle Abraham a été conduit à Drancy en tant qu'otage, les premières victimes ont été mon oncle et son fils Bernard ; par la suite, la maman de Léon et sa sœur. Le dernier était Léon. Durant la période 1941-1942, on a essayé d’envoyer des colis à Drancy. C’était difficile, des boites de fromage, peu de choses, la femme d’Abraham était désespérée. On donnait ce qu’on pouvait donner. On a appris rapidement l’arrestation de son père et de son frère. En juillet, le 16 juillet, au moment de la grande rafle, on est venu arrêter mon père, ma mère et mon frère. Heureusement, la concierge nous a prévenus et ils se sont cachés dans un grenier, d’où ils ont pu échapper à la rafle du 16 juillet 1942. Je suis parti, le 8 juillet, en zone libre. C’est pour cela que je n’ai pas eu de nouvelles. Arrivé à Lyon, j’avais des amis, heureusement. J’ai envoyé une carte pour dire que j’étais bien arrivé. C’était difficile à cause de la censure d’envoyer du courrier. J’ai écrit pour dire que j’étais bien passé et bien arrivé. J’ai repris contact avec eux, un mois après. Ce n’est qu’en 1943 que j’ai appris, par ma mère, la déportation de la famille de Léon. Il ne reste qu’une cousine comme survivante, mais elle est morte en novembre 1997. Mon père et ma mère ne sont pas venus en zone libre Benjamin est parti en juillet à Drancy. Mes parents en décembre 1943.

J’étais résistant et j’ai failli être arrêté à Lyon, dans la mairie du 5ème arrondissement où j’allais renouveler mes tickets d’alimentation. Mais la population lyonnaise a empêché les policiers français de passer et j’ai pu être sauvé dans le dédale des rues. J’avais des faux papiers, mais ils avaient ma photo. Heureusement, j’ai été plus rapide. C’est, sur les ordres de mes supérieurs, que j’ai quitté la région lyonnaise. Plus tard, j’ai eu de vrais faux papiers. Et je suis revenu à Paris, grâce à de vrais résistants. " Hertz Librach prononce ses mots en appuyant et en regardant Papon. " J’ai rejoint ma mère, restée seule. J’ai découvert qu’on pouvait faire facilement des faux papiers dans une mairie en entrant la nuit. J’en ai fait pour ceux qui en avaient besoin vraiment, ma mère, des amis. En bref, j’étais à Marmor, près de Brive, où vivaient quinze familles Juives cachées. Les gendarmes le savaient et nous ont prévenu qu’ils allaient être arrêtés. Tous ont été sauvés. Ils ont eu de la chance, ils ont pu échapper à la déportation. Je suis rentré à Paris en avril 1943. Pour ma mère, j’étais son sauveur, après l’arrestation de mon père et de mon frère dans le 11ème arrondissement. J’étais le seul soutien de famille. J’ai dû attendre, me cacher, il fallait vivre et se cacher. Heureusement, je savais retourner une veste et j’ai survécu comme tailleur. J’avais prévu trois adresses différentes pour nous cacher au cas où. J’avais pris un maximum de précautions. On a réussi à survivre ma mère et ma sœur. Pour Léon, j’ai appris après la libération, sa déportation. Je voulais savoir qui avait dénoncé mon frère, dans le 11ème arrondissement. Il avait été déporté à cause d’un commissaire, qui se vantait d’avoir arrêté quatre mille quatre cents Juifs. J’ai été le voir. J’étais en uniforme. Il était absent, ses collègues n’ont rien voulu me dire. Quand il est rentré, j’étais dans son bureau. Je lui ai dit que je voulais des renseignements sur les dénonciations, il a sorti son pistolet et a menacé de m’abattre. Je lui ai dit calmement : " regardez dans la rue, même si vous me tuez, dehors dans la rue, il y a mes amis et vous aussi serez abattu." Plus tard, j’ai été en parler au comité d’épuration, il a été dégradé et muté en province. Ce sont des petits faits, des détails mais utiles pour connaître le climat. "

Le président Castagnède "quel est le frère dont vous parlez qui a été arrêté avec votre père dans le 11ème arrondissement ? "

Hertz Librach "c’était mon plus jeune frère. Il s’appelait Mandel, il a été déporté en 1943. "

Le président Castagnède "j’avoue avoir eu du mal à vous suivre, quand vous avez parlé de votre frère, j’ai cru qu’il s’agissait de Benjamin. "

Hertz Librach "c’était l’aîné, arrêté à Bordeaux. Posez-moi des questions je préfère. Au moment de la libération de Paris, L’OSE a recueilli des enfants cachés durant l’occupation, dans des fermes. "

Le président Castagnède "concernant votre cousin Léon, connaissez-vous les raisons de son arrestation ? "

Hertz Librach "il a été arrêté, près de Libourne, en tentant de franchir la ligne de démarcation. (Je me dis : " tiens, cela doit être au Mounan ") Il a été arrêté par les Allemands. Mon exposé a-t-il été clair ? "

Un juré, celui qui, vu de ma place, semble prendre le plus de notes, ce qui ne veut pas dire que les jurés ne sont pas attentifs, c’est même au contraire une chose qui me surprend, la capacité des jurés à rester attentifs le long de ses audiences interminables "je voulais vous demander une chose : vous parlez d’événements qui se sont passés, vécus par votre famille, il y a plus de cinquante-cinq ans. C’est très lointain, quelle notion du temps avez-vous ? "

Hertz Librach "j’avais 18 ans en 1942, j’ai tout ignoré du sort de ma famille. Un jour, j’ai rencontré des jeunes gens, près d’un lac. Des enfants se baignaient dans le lac. Un jeune homme s’est approché de moi, il était blond aux yeux bleus. Il m’a posé des questions sur ma famille, sur ce que je faisais, je lui ai dit que je ne savais pas ce qu’elle était devenue. Il m’a dit alors : "viens avec nous", c’est comme cela que je suis devenu résistant. " Puis Hertz Librach cite l’exemple de Décines, où un commissaire police a sauvé beaucoup de gens arrêtés.

Le juré "cette notion du temps, j’y reviens, la question que je vous pose c’est : pour vous quelle notion du temps qui s’écoule avez-vous ? Est-ce pour vous la même notion ? "

Hertz Librach "en 1945, j’ai eu une certaine notion de ce qui allait advenir des familles dont les parents ont été déportés et ne sont jamais revenus. Ce fut l’attente d’un retour éventuel. La France a accueilli cinq cents enfants rescapés de Buchenwald, je connaissais le Yiddish et j’ai été moniteur pendant six semaines. Cela m’a appris beaucoup. La majorité d’entre eux est partie en Israël. J’avais besoin de retrouver à travers ces enfants ce qui me manquait, mon grand et mon petit frères. J’ai continué ce travail pendant sept ans et parallèlement, j’ai appris mon métier de tailleur pour dames. C’était en 1947. Quand il n’y eût plus d’affiche avec les noms des rescapés, à l'hôtel Lutétia, il a fallu que la vie continue, il a fallu tirer un trait. Cela n’a pas été sans douleur. Cela n’a pas été facile. C’est un deuil perpétuel. Quand il s’établit dans la mémoire tout ce qu’on peut lire et apprendre sur les camps, ce sont des choses qui vous marquent encore plus. Je n’ai cessé de penser qu’il fallait faire autre chose de différent, l'horreur ne s’est pas arrêtée en 1945. Les cauchemars que l’on fait et qui sont antérieurs, ils ressuscitent à chaque drame : l’Algérie, l’Indochine, la Yougoslavie. En 1978, j’ai arrêté d’habiller les femmes et je suis parti reprendre mes études. J’ai enseigné pendant sept ans. Et en 1985, j’ai traduit des œuvres qui touchent de près la Shoah. J’avais demandé à des acteurs de venir voir mes élèves et de jouer en Yiddish cette langue qui se mourait. Cela devenait comme un chant pour ses élèves qui l’avaient entendu de la bouche de leurs parents. Certains n’ont pas tenu le coup, rien que de l’entendre, ils ont quitté le cours, l’émotion était trop forte pour eux. Certains ne sont jamais revenus, d’autres seulement au bout de deux ans. Je ne voulais pas laisser perdre des trésors de culture. Ces traductions m’ont permis de me replonger dans la Shoah. Être ici, c’est un devoir de mémoire et de citoyenneté comme pour les autres parties civiles. J’ai traduit, du Yiddish en français, une pièce de théâtre d'Halpern Leivick. Cette œuvre est devenue un oratorio, en 1989 parce que cela coûte trop cher pour faire un opéra. J’ai eu une vie bien remplie, peu de loisirs ". Hertz Librach nous retrace une esquisse de sa vie en raccourci. " Les gens que j’ai rencontrés, c’étaient des gens souvent qui étaient traumatisés, des personnes qui, par miracle, ont échappé à la mort et à la déportation. Cela m’a donné encore plus envie d’être informé sur la guerre. Ma vie c’est tout ça... Mais... j’espère vous avoir donné satisfaction. "

Le juré "je reviens sur ma question, je l’ai mal formulée, excusez-moi. Plus d’un demi-siècle après, cela fait très loin pour nous, est-ce aussi loin pour vous ? "

Mon père me glisse : " c’est la question fondamentale ".

Hertz Librach "durant cinquante ans, quand on trimballe pendant des années et des années, il reste toujours quelque chose qui ne bouge pas, ce sont les conditions inhumaines de la Shoah. Cela ne s’évapore pas. Je ne connais pas quelqu'un, chez qui cela ne vibre pas encore. "

Une autre juré "où Edwidge s’est-elle adressée quand elle est venue à Bordeaux ? "

Hertz Librach " A Libourne, là on lui a dit : " il est au fort du Hâ ". Elle a été surprise qu’au fort du Hâ, il y ait des Allemands. "

Le juré " Est-ce qu’on était au courant des camps d’extermination ? "

Hertz Librach " En 1943, quand je suis rentré à Paris, cette femme dont je vous ai parlé, laissait marcher sa radio tous les jours, elle écoutait Radio-Londres - le 19 avril, j’ai entendu l'histoire du ghetto de Varsovie, racontée par un rescapé.

[ Pour lire le texte de Radio Londres, Cliquez ici :

Ici, Radio Londres ]

Il racontait les combats. A la fin, il a dit : " il y avait dans le ghetto, trois cent cinquante mille à quatre cent mille personnes, au moment de l’insurrection cinquante mille. Le speaker a dit : " les Juifs survivants ont été envoyés à Treblinka ", il parlait des chambres à gaz. Il parlait d’extermination. Quand on arrêtait les enfants en bas âge ou les vieillards ou les familles entières, on savait qu’ils n’allaient pas dans des camps de travail. A Treblinka, la durée de vie ne dépassait pas quinze jours. "

Un assesseur " Vous êtes partie civile pour Benjamin. Il a 19 ans quand il est déporté dans le convoi du 18 juillet et pour votre cousin, il a 26 ans. C’est bien cela ? "

Hertz Librach " Oui. "

L'assesseur " Donc vous poursuivez Papon pour complicité de crimes contre l'humanité . Avez-vous été partie civile dans d’autres procès ? "

Hertz Librach " Je ne comprends pas. "

Le président Castagnède " l’assesseur vous demande si vous avez porte plainte contre d’autres personnes pour crimes contre l'humanité à Paris, c’est bien cela Monsieur l’Assesseur ? "

Hertz Librach " Oui, pour ceux qui ont été arrêtés à Bordeaux. "

L’assesseur " Pas d’autres procédures ? "

Hertz Librach " Il n’y a pas eu d’autres procédures à Paris. "

L’assesseur " Oui, mais le commissaire dont vous parlez ? "

Hertz Librach " On ne m’a jamais rien demandé. "

Maître Levy " Je souhaite déposer un donné acte de la question posée par l’assesseur pour qu’elle soit inscrite au plumitif. "

Maître Klarsfeld " On peut comprendre que ce n’était pas facile pour les survivants de porter plainte au retour des camps. Il s’est passé la même chose à Bordeaux, les nazis étaient de connivence avec les Français. Je soumets cet élément de réponse à votre réflexion. "

Le président Castagnède " Je souhaite que le donné acte soit déposé par écrit et j’y répondrai. "

L’assesseur " Ce sont les services allemands qui ont arrêté Léon Librach. Son épouse s’est rendue au fort du Hâ auprès des autorités de la section allemande. "

Hertz Librach " Oui, je le confirme. "

L’assesseur " Savez-vous si des poursuites ont été engagées de ce chef contre les Allemands ? "

Hertz Librach " Je ne peux pas dire quel tribunal a conduit Léon au fort du Hâ. Edwidge a eu un moment d’incertitude, elle a cherché l’avocat qui avait défendu Léon, mais ne l’a jamais retrouvé. Elle n’a pas pu le joindre et aujourd’hui, on ne se souvient plus de son nom. "

L’assesseur " Merci. "

Un juré " qu’est-ce qui est advenu de ce commissaire de police du 11ème arrondissement ? S’il avait été ici à vous écouter, comment aurait-il réagi ? Aurait-il pu vous entendre sans émotion ? "

Hertz Librach " Tout ce que je sais, c’est qu’il est passé par le comité d’épuration. "

Maître boulanger donne des précisions sur les arrestations du 11ème arrondissement : " Il y a eu quatre mille deux cents arrestations, des otages conduits à Drancy. C’est aussi la première fois que Drancy servait à enfermer des Juifs. " Il revient alors sur un courrier reçu par Hertz Librach, de la trésorerie principale. Léon Librach avait deux mille francs à l’époque, la trésorerie propose de rembourser vingt-deux francs " quatre francs d’intérêts de retard. " Je souhaite verser cette pièce au débat. "

Maître Touzet lit une autre lettre de la même veine.

Maître Boulanger " Monsieur Librach, pouvez-vous nous parler de vos cousins d’Amérique ? "

Hertz Librach " Ha oui, un jour, j’ai reçu un appel téléphonique : " nous sommes cousins, je vis en Amérique. J’ai parcouru toute l’Europe pour retrouver des membres de la famille, vous êtes le seul survivant. Nous vivons en Louisiane et nous sommes trente ". C’est une branche de la famille qui a quitté la Pologne au 19° siècle "

Le président Castagnède " Une branche Librach qui a été bien inspirée. "

Maître Daigueperse et Maître Klarsfeld se lèvent ensemble, Maître Klarsfeld se rassoit pour laisser parler Caroline Daigueperse.

Le président Castagnède " excusez-moi, Maître Klarsfeld, prenez la parole en premier, c’est plus simple pour moi à cause des micros. " La salle sourit. Un petit moment de détente après tant d’émotions.

Chaque avocat, quand il veut intervenir, appuie sur un bouton à côté de son micro. Et le président gère l’ensemble de sa place. Quand un avocat demande la parole, on voit une lumière rouge s’allumer au bout de son micro. Un jour où beaucoup d’avocats demandaient la parole ensemble, le président veut donner la parole à un des avocats, le cherche en vain. Las d’attendre son tour, il avait quitter sa place.

Maître Klarsfeld " Quand Michel Slitinsky, à la Libération, porte plainte contre un commissaire, le magistrat instructeur (Michel me glisse : " Beaudichon ") entend le commissaire qui lui dit sans vergogne : " les israélites ont rendu hommage à la police française ". Le magistrat n’a pas bronché ? "

Maître Daigueperse " j’exprime ici toute mon émotion, je suis bouleversée par ce témoignage. Par contre, je trouve, heu comment dire, intéressante la question de l’assesseur. Si vous aviez su qu’une procédure avait lieu à Paris, vous seriez-vous constitué partie civile ? "

Hertz Librach " Oui "

Maître Daigueperse " Pensez-vous que ces crimes contre l'humanité peuvent être atténués après cinquante ans. Ces deuils perpétuels, ces cauchemars ? "

Hertz Librach " Non, c’est très difficile. "

Maître Daigueperse " Vos parents ont été assassinés à Auschwitz ? "

Hertz Librach " Mes frères à Auschwitz. Mon père dans un autre camp, mais cela ne change rien. Le chef du camp d’Auschwitz était un fonctionnaire, pas un fou, il a mis en place le moyen de tuer mille personnes par jour. "

Papon " j’exprime l’émotion que j’ai ressentie à l’écoute de ce récit sobre. Je m’incline devant Monsieur Librach. "

Mon père, hors de lui, se lève et hurle " Alors c’est le moment de lui demander pardon. "

Intervient la pause, au retour, le président Castagnède " Je donne acte à Maître Levy dans les termes requis dans ses conclusions "

Maître Boulanger intervient alors, il souhaite verser des pièces qu’il a reçues le matin même du Docteur Gaillon, le fils de Goldenberg, dont on a parlé hier, et des photographies remises par Hertz Librach. Puis, il interroge Papon d’abord sur le serment au Maréchal Pétain qu’il prétend ne pas avoir prêté : " Niez-vous avoir prêté serment ? "

Papon maintient sa version, il dépose des pièces qui prouvent que Papon a bien été convoqué et qu’il était présent le jour du serment (La Petite Gironde). Mais Papon confirme. Puis Gérard revient sur le cas Léon Librach : " Vous avez dit, Papon, c’est une malédiction, une regrettable erreur de vos services. Gérard montre une première pièce, qui est un rapport d’enquête de l’inspecteur Delmas, qui fait apparaître la confession et la nationalité des personnes concernées. Puis une deuxième pièce : une note signée Papon qui évoque ce rapport. Mais Papon nie l’avoir lue.

Maître Boulanger " J’ai ici, une note. Il y a votre écriture dessus. "

Papon " Oui, je la reconnais. "

Maître Boulanger " Je la connais très bien. La note est associée à ce rapport, cela pose problème, parce que ce rapport faisait état de personnes, qui ne devaient pas être arrêtées. "

Papon " Je l’ai peut-être eu, mais je ne m’en souviens pas. "

Maître Boulanger " Vous vous rendez compte de la déclaration que vous venez de faire ? "

Papon " Vous ne connaissez rien à la réalité quotidienne de cette époque. "

Maître Boulanger " Je maintiens mon étonnement. Cette enquête note une seule chose, la confession et la nationalité. Cette enquête doit forcément vous servir à prendre les décisions, suite à la demande de Doberschultz d’arrêter des Juifs roumains ? "

Papon " ... "

Maître Boulanger " Il y a une autre pièce, c’est une série de documents reçus par fax, à mon cabinet ce matin. Ils viennent du fils de Goldenberg, le Docteur Gaillon : Madame Goldenberg a rejoint volontairement son mari à Drancy, ils ont été déportés et exterminés. Il dit soutenir les accusateurs de Papon, et Léon Librach devait être le compagnon de route de son père. Se trouvent trois lettres, datées des 5, 8 et 8 juillet 1942. Dans celle du 5, Monsieur Goldenberg dit qu’il y a du nouveau pour les Juifs, dont les épouses sont aryennes. Il faut que son épouse envoie d’urgence un certificat d’aryanité du commissariat aux questions juives à Paris et l’adresser à Garat au service des questions juives de la préfecture de la Gironde. La deuxième du 8 juillet informe qu’il part à Paris, il ne sait pas où et qu’il faut faire suivre tous les certificats. La troisième, toujours du 8 Juillet, est postée de Libourne : "Je ne sais pas si tu as obtenu ce que je voulais de Garat..." La mère du docteur Gaillon lui a dit qu’elle avait vu Garat et que celui-ci lui avait demandé un pot de vin pour obtenir le certificat. Gaillon est le nom de guerre de Monsieur Goldenberg. C’est un enfant caché. Il a gardé ce nom après. Cela est d’un grand intérêt pour notre dossier. Qu’en pensez-vous Papon ? "

Papon " Monsieur le Président, mes observations sont doubles. J’en prends connaissance à l’instant même. Je ne reste pas insensible au courrier de Monsieur Gaillon. Deuxième observation, Maître Boulanger fait état de Garat, alors que le dossier est traité par le service des étrangers. Ce qui a été très bien, heu, je veux dire très mal. Je me mets à la place du Docteur Gaillon, il a été ému, il regarde Antenne 2, voit le nom de son père. Monsieur Gaillon réagit immédiatement et directement sur la cible que j’offre à l’opinion. Je suis une cible fabriquée de toutes pièces, une cible nationale, mondiale. Il est temps que la justice arrête de me considérer comme un bouc émissaire. "

Le président Castagnède " Puisque vous me mettez en cause. Je dois vous dire ceci : On ne jugera pas ici de bouc émissaire, je vous l’assure et je m’y emploierai. Quant au rôle de Garat, auquel il est plus que fait allusion dans ces pièces nouvelles, je vous demande une réponse précise. "

Maître Varaut " Excusez mon client, il n’a pas compris la question. "

Papon, pendant ce temps, fait autre chose : il se sert un verre, le déguste comme si de rien n’était.

Le président Castagnède " Je ne sais pas si votre client a compris la gravité de la situation. Papon, je vous parle. Répétez la question, Maître Boulanger. " puis, finalement, il pose lui-même la question : " Maître Boulanger vous demande ce que vous pensez du fait que Garat réclame de l’argent pour donner un certificat à Madame Goldenberg ? "

Maître Varaut " Il faut rapprocher ces documents d’une autre pièce... "

Visiblement, Varaut sent que son client est en danger et cherche à gagner du temps.

Maître Boulanger " Je ne rapproche aucun document. Je m’en tiens aux faits. Répondez Papon ! "

Le président Castagnède " Papon, que pensez-vous quand on vous dit que Garat a voulu se faire payer pour rendre le service ? "

Papon " Je l’apprends ce jour. "

Maître Boulanger " Oui, on voit bien que Papon, comme il l’a déclaré précédemment, il dit la vérité quand il peut seulement. "

Maître Varaut " Quand il s’en souvient. "

Maître Wetzer " Papon a dit quand il peut. Je le confirme. "

Maître Boulanger " Je reprends une pièce évoquée hier. On n’y indique plus les confessions, les nationalités. Ils sont Juifs, nés dans un pays étranger, sans nationalité. Alors qu’on sait qu’ils sont français et certains non-Juifs. Le reconnaissez-vous ? "

Papon " Non je n’en ai pas le souvenir. "

Papon n’a pas la mémoire de ses actes criminels. N’est-ce pas criminel de trafiquer les nationalités pour faire déporter des êtres humains que les Allemands eux-mêmes viennent de relâcher sous prétexte qu’ils ne sont pas déportables. Je me souviens très bien que quand Michel Slitinsky m’a expliqué cette manipulation criminelle, il y a de cela, maintenant 10- 12 ans, je n’en croyais pas mes oreilles, tellement c’était énorme. Et ce fait, n’est-il du domaine du crime contre l’humanité, et non plus de la simple complicité de crime contre l’humanité ?

Maître Boulanger " Mais Papon, vous trafiquez les nationalités, nous sommes au cœur du crime contre l'humanité "

Papon s’offusque.

Maître Varaut " Il ne s’en souvient pas. "

Le président Castagnède insiste " Quand vous trafiquez les nationalités, nous sommes au cœur du crime contre l'humanité, répondez Papon "

Papon ne répond pas, on s’en douterait, mais revient à Librach, et se pose la question de savoir pourquoi n’a-t-il pas porté plainte ailleurs et pourquoi contre lui. A ce moment, Maître Levy se lève et attend qu’il se taise.

Maître Levy " Je souhaite déposer un nouveau donné acte sur ce que vient de dire l’accusé, qui est l’écho de mon précédent donné acte. "

Le président Castagnède " Vous avez conscience que c’est exceptionnel de faire acter les propos d’un accusé ? "

Il s’agit en effet d’une demande exceptionnelle, comme me l’expliqueront après nos avocats, on ne fait pas acter au plumitif les propos d’un accusé. Mais Maître Levy vise l’assesseur pour sa question inqualifiable posée à Hertz Librach.

Maître Levy " Je maintiens mes conclusions. "

Le président Castagnède " Je délibérerai plus tard. "

Maître Touzet dépose une pièce de Michel Slitinsky, qui va dans le sens de celles déposées par Maître Boulanger :

Etat des Juifs dont le conjoint est aryen

" Il s’agit d’un état des Juifs dont le conjoint est aryen, envoyé par le chef de camp de Mérignac. La note comporte une note manuscrite de Garat "Madame Gorge, Vérifier (le mot est souligné) l’exactitude de ces affirmations. Pour ceux hors du département, je téléphone à l’inspecteur compétent ". Il est clair que le service des questions juives est impliqué. Il est sur le pont. La cour sait le zèle de Papon, quand il traite le problème des listes. La liste montre les exemptions prévues par Doberschutz. Cela renforce la responsabilité de Papon. "

Papon salit Michel Slitinsky, ne répond pas.

Le président Castagnède " Avec cette précision, Papon, que le service des questions juives, par délégation du préfet régional, était directement placé sous votre autorité, c’est une note de Chapel qui le dit. "

Papon " Pas responsabilité, délégation. "

Maître Boulanger " Nous sommes en 1942. Une note dit bien que le secrétaire général est le chef des services. Le mot " chef " a un sens, surtout en 1942. "

Le président Castagnède " Nous sommes bien d’accord. "

Papon " ... "

Maître Klarsfeld " Pourquoi, dans l’affaire Librach, ne pas se cacher derrière Sabatier ? "

Papon " ... "

Maître Klarsfeld " Vous avez dit : Vichy est un régime illégitime, alors les ordres de Sabatier ne valent rien. Pourquoi ne pas gagner du temps ? Pourquoi ne pas téléphoner à Leguay ? "

Papon " Klarsfeld m’engage à posteriori à ouvrir un parapluie. "

Maître Klarsfeld " Pourquoi ne pas gagner du temps ? Pourquoi ne pas téléphoner à Leguay ? Vous avez dit quand on partait à Drancy, le sort en est jeté. Papon ne peut pas répondre. Alors Papon, dans le cas de Léon Librach, si c’était à refaire, le referiez-vous ? Je vous préviens que je vous reposerai la question pour chaque cas. "

Papon " ... "

Maître Klarsfeld " Votre orgueil va-t-il si loin que vous n’osez même pas dire, si c’était à refaire pour Léon Librach, je ne le referais pas. "

Papon " ... "

Maître Klarsfeld " Je constate que Papon ne répond toujours pas. "

Maître Wetzer " Vous avez dit, Papon, les mots ont une valeur, croyez-vous que c’est sérieux de dire qu’on sauvait les Juifs et quand le chef de camp de Mérignac envoie une liste de personnes non juives ou qu’on peut sauver de répondre : " Vérifier " ? Soyez sérieux, Papon, Il valait mieux ne rien faire et les libérer. Les mots ont un poids. "

Papon " ... "

Le bâtonnier Bertrand Favreau

Maître Favreau " (...)Les cas de Léon Librach et de Goldenberg ont été définitivement scellés par vous . "

Maître Boulanger " Je veux simplement rappeler l’affaire Jolles, arrêté ce même jour, ce fameux 25 juin. Trois jours avant, Laval déclare : " je souhaite la victoire de l’Allemagne ". Est-ce là votre contribution à la victoire de l’Allemagne ? "

Papon " La question est indécente. "

Maître Nordman " J’ai été marqué par ces débats et la bouleversante déposition de Monsieur Librach, C’est bien sous la signature de Papon que la gendarmerie envoie un Juif, pas un être humain, mais un Juif à la mort. L’affaire Librach me paraît être la première étape du crime contre l'humanité, dont est accusé Papon. "

Maître Varaut " Je réponds par la bouche du Procureur Général Desclaux. Il a dit que le cas Librach n’était pas constitutif des crimes contre l'humanité. "

Le Procureur Général Desclaux reprend sa déclaration introductive du 8 octobre, et conclut comme un coup de tonnerre dans le ciel bleu de Papon : " A l’écoute pendant deux jours des contradictions de Papon, je dis en conscience que la culpabilité de Papon pour le crime contre l'humanité est totale. "

Applaudissements fournis dans la salle.


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Page mise à jour le 14 octobre, 2002

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