date dernière modification : 20/10/02 Chronique du 4 novembre 1997 Papon déstabilisé
Chronique du 4 novembre 1997 Philippe Burin : " En terre chrétienne, la disparition des Juifs a toujours été inscrite sur l'horizon intellectuel du christianisme. "Voir aussi les éléments de l'interrogatoire de l'accusé par l'Avocat Général Marc ROBERTPremière audience du matin, où en mon absence, Michel Dommange et Carole Lemée ont pris à ma place les notes. Depuis le début de ces assises, je remarque que le nombre de scribes augmente de jour en jour. Seul au début, puis accompagné très tôt par Carole, nous sommes aujourd’hui une bonne dizaine à prendre des notes. Je dois dire aussi que maintenant que nous entrons dans le vif du sujet, le moral est revenu au beau fixe chez les parties civiles. Aujourd’hui, Papon n’a guère été épargné. Pris à partie par l’avocat général Robert le matin, par nos avocats, l’après-midi, Papon a été déstabilisé à plusieurs reprises. Il subit, le matin, le premier véritable interrogatoire de 10 heures à 13 heures, sous un feu roulant de questions de l'avocat général Robert.L'avocat général Robert a prouvé, de façon claire et convaincante, que Sabatier, le secrétaire général pour l'administration, supérieur hiérarchique de Papon, et l'accusé lui-même avaient une part de responsabilité dans l'application de la politique antijuive de Vichy.Puis, en réponse à l’appel à la dignité lancé par son avocat la veille, Papon atteint, lors d’un moment très intense, l’ignominieux, en regrettant l’absence de Yves Jouffa, qui fut selon ses termes " gardien du camp de Drancy ". Quand Papon ne sait pas quoi répondre, il se réfugie dans l’ignoble.Il faut dire que Maître Levy a été le premier parmi nos avocats à s’adresser directement à lui. Et après avoir obtenu de Papon, son premier aveu sur le caractère cruel des déportations " On pouvait se douter du sort cruel mais pas de l'affreuse extermination des Juifs déportés ". Maître Levy l’interroge sur ce qu’il croyait être des camps de travail ou des nouvelles colonies juives à l’Est, où pour reprendre ses propres termes, " les pauvres, partaient avec des outils ". Comment maintenant que Papon est d’accord sur la cruauté de ses actes, explique-t-il qu’il ait envoyé des enfants de moins de 5 ans, des vieillards ou des infirmes. Là, visiblement, c’était trop en demander à ce pauvre homme qui, drapé dans son indignité se réfugie dans le vomissement sur Jouffa.En quittant le palais, tout à l’heure, je me disais, d’accord avec Michel Slitinsky que vu la façon dont Papon s’était dévoilé aujourd’hui, on devrait voir, le lendemain dans la presse, la façon dont elle va accompagner sa condamnation. Cela nous semble être un test révélateur.Michel Dommangede droite à gauche : Esther Fogiel, Carole Lemée et Jean-Marie MatissonCompte-rendu de l'audience du 4 / 11 / 97 au matinMichel Dommange et CaroleL'audience reprend à 10 heures Le président Castagnède interroge Papon sur son rôle à Vichy entre 1941 et 1942 " Au sujet des pièces transmises par la défense, hier, j’ai vainement cherché dans le dossier en 1988, je ne vois pas trace de transmission de ses pièces. Je ne vois qu’une explication à cette prétendue fonction de boîte à lettres, Papon quitte Vichy pour prendre son poste à Bordeaux, c’est à ce moment. Dans quelles conditions, avez-vous accepté le poste de secrétaire général à Bordeaux, vous auriez pu conserver un emploi au sein de l’administration générale à Vichy ? "Papon " Non, j’étais sans poste à ce moment-là. Il y a eu plusieurs facteurs déterminants, une demande de Sabatier, avec qui je travaillais depuis 1935-1936, le choix de quitter Vichy qui devenait irrespirable, etc. "L'avocat général Robert " Partons du point de départ laissé hier, Papon a déclaré qu’il ne jouait qu’un rôle technique, qu’il n’a jamais joué de rôle politique, Sabatier avait d’ailleurs dit la même chose. Vous avez également prétendu avoir été choqué, par les lois d’exclusions, ou encore n'avoir joué aucun rôle politique, dans vos fonctions de chef de cabinet de Sabatier au ministère de l'intérieur. Est-ce bien cela, Papon ? "Papon " Je le confirme. "L'avocat général Robert " Je verse à la cour un certain nombre de pièces que je viens de découvrir aux archives nationales. Elles vont permettre de clarifier les fonctions de Maurice Papon de 1940 à 1941 et vérifier les dires de l'accusé lorsqu'il prétend n'avoir exercé à Vichy que des responsabilités techniques ; Ou bien lorsqu'il affirme avoir été choqué par les lois d’exclusions ; ou encore n'avoir joué aucun rôle politique, dans ses fonctions de chef de cabinet de Maurice Sabatier, au ministère de l'intérieur. " L'avocat général Robert produit un certain nombre de documents inédits sur les responsabilités de Papon, dans l'administration de Vichy, avant qu'il ne soit nommé aux fonctions de secrétaire général de la Gironde : " Papon peut-il rappeler le statut des secrétaires généraux ? "Papon " Je continue à affirmer que Maurice Sabatier était un haut fonctionnaire, pas un politique. C’est un statut de haut fonctionnaire, pas un statut à caractère politique. "L'avocat général Robert " La loi du 15 juillet 1940 montre au contraire l’importance de son rôle, il recevait une délégation permanente. Monsieur Sabatier était bien le numéro 2 de la Direction ? "Papon " Théoriquement, oui, mais en pratique, il y avait deux secrétaires généraux, Sabatier et celui qui s’occupait de la police "L'avocat général Robert " Le 16 février 1941, Darlan propose à Sabatier une délégation permanente. Le 3 mai 1941, on a les nominations et attributions du secrétariat général pour l’administration, définies par une note de Darlan :1. Cabinet du secrétaire général, 2. Sous-direction des cultes et 3. Sous-direction du personnel. " Papon " L’ensemble des services est placé sous l’autorité du secrétaire général à l’exclusion des corps de police et du corps du personnel de l’administration préfectorale. La direction exerce l’administration du pays aux échelons locaux, elle exerce la tutelle de la gestion locale. "L'avocat général Robert " Je cite une revue officielle émanant du régime de Vichy en mai 1942, on présente le secrétariat général, qui est plus particulièrement approprié que d’autres, à poursuivre l'œuvre commencée avec la signature de l’armistice. Ce document donne l’organisation officielle du secrétariat général pour l’administration. Je note que le secrétariat général pour l'administration avait une antenne à la délégation générale dans les territoires occupés à Paris, dont le rôle était d'assurer l'exécution des mesures prescrites par le gouvernement, parmi lesquelles les lois antijuives. "Papon " Je n'ai pas d’observation particulière sur cette présentation marquée de l’empreinte de la révolution nationale. "L'avocat général Robert " Quels sont les liens et les délégations du secrétariat général pour l’administration et l’occupant ? Il est clair qu’elle comprenait une délégation du ministère de l’intérieur, qui sera une cheville ouvrière de l’organisation des rafles et des déportations. Qu’en pense l’accusé ? "Papon " Les délégations à Paris étaient démultipliées, le rôle de mon administration était spécialisée et dépendait des politiques. "Progressivement et à mesure que l'avocat général Robert semble démontrer, documents à l'appui, que le service dirigé par Papon est directement associé à l'élaboration de lois ou décrets d'exclusion, notamment sur les sociétés secrètes. Papon faiblit : un moment fort tout de même. L'avocat général Robert " je poursuis, les attributions des deux sous-directions dépendant du secrétariat général pour l'administration, celle des cultes et associations et celle de l'Algérie, chargées selon lui, entre autres, de faire appliquer le statut des Juifs en métropole pour la première, et les décrets sur les Juifs indigènes d'Algérie pour la seconde. Connaissiez-vous cet aspect du rôle du secrétariat général ? "Papon, étonné et visiblement surpris " non. "L'avocat général Robert " Comment est-il possible qu'un directeur de cabinet d'une telle administration puisse en ignorer la majorité des attributions ? "Le silence de Maurice Papon pousse l'avocat général à répéter sa question. Papon " C'était une grande administration, qui ne pouvait être appréhendée par un fonctionnaire d'exécution "L'avocat général Robert revient sur le rôle joué par Papon dans le passage clandestin de lettres entre la zone libre et la zone occupée " Je n'y vois que de la débrouillardise et non un quelconque fait de résistance. "Papon bredouille " Il s'agissait de lettres prétendument privées. " sans convaincre.L'avocat général Robert " Je n'ai pas trouvé de champ de bataille dans ce que j'ai trouvé sur le secrétariat général pour l'administration. " Enfin, lorsque l'avocat général Robert lit la dernière notation -excellente- de Papon avant sa nomination à Bordeaux. Papon ne prétend plus qu'il a été écarté de Vichy. Il se réfugie dans le silence ou indique qu’il ne répondra que lorsqu'il aura pris connaissance des pièces aujourd'hui brandies par l'accusation, " Je fournirais les explications auxquelles je n'entends pas me dérober. Je n’ai pas quitté mon poste sous l'occupation pour pouvoir me battre car, pour moi, il était plus facile de déserter que de rester sur-le-champ de bataille. Il y avait deux partis à prendre : l'un était de démissionner, l'autre de se battre sur le champ de bataille. Il était plus facile de déserter. Ne pensez-vous pas que le plus facile était de se retirer, de ne pas s'en occuper, de laisser les choses se faire, de laisser les Juifs être déportés sans se battre contre ces décisions monstrueuses ? Si je n’avais pas pris cette décision, je ne serais pas aujourd'hui devant les assises, où je suis accusé de crimes contre l'humanité. On n'aurait trouvé ma signature nulle part. " Puis Papon, quand il est poussé dans ses retranchements " On me dira : " j’ai les mains sales, mais si on ne s'occupe pas des autres, on a les mains propres. J'ai préféré me salir les mains dans des affreux drames, et c'est donc, comme cela que j'ai laissé ma trace. A ce procès, je fais face, parce que j'ai conscience de m'être plus battu à Bordeaux que certains ne l'ont fait aux États-Unis ou en Amérique du Sud. "Cet exemple est troublant. Qui s'est battu aux États-Unis ou en Amérique du Sud ? Qui ? Il n'y avait pas de résistants français là-bas. Qui, alors ? Si ce n'est les anciens nazis ou collabos qui ont fui la France à la Libération . Papon indique clairement son camp.Papon " Je marche nécessairement sur mes souvenirs, je reconnais l'intérêt qu'il y avait à faire un bon texte, même pour une cause malheureuse. J'étais de ceux qui pensaient que les alliés gagneraient la guerre. Tout ce qui procédait de l'administration de Vichy était des épiphénomènes qui n'avaient pas de prise sur l'avenir. Ma tâche était technique. Je m'occupais essentiellement des finances locales. Peut-être étais-je subjugué par mes propres responsabilités, mais je n'ai jamais touché en rien à ces législations d'exception qu'on tente de m'attribuer."L'avocat général Robert " Aviez-vous connaissance des mesures antijuives, appliquées en Algérie avant de l'être en métropole ? " Papon " Je n'étais pas dans ce circuit. "L'avocat général Robert " La sous-direction de l'Algérie, pourtant, tombait dans les prérogatives de Maurice Sabatier, et donc de son subalterne, rapidement promu directeur de cabinet. Vous vous êtes d'ailleurs rendu à deux reprises en Algérie, au moment où le brassard à étoile jaune devenait obligatoire pour les Juifs déchus de leur citoyenneté ? "Papon " Le premier déplacement en 1941 était un voyage d'agrément, offert par Maurice Sabatier, je ne pense pas que cela relève de crimes contre l'humanité. La deuxième fois, en décembre, j’accompagnais mon patron, mais je n'ai rien vu, rien entendu. "L'avocat général Robert " L'étoile jaune, c'était l'objet de la réunion avec le général Weygand. "Papon " Je ne connaissais pas l'objet de la mission. Je n'étais pas comme une souris sous un tapis, pour écouter ce qui se disait. "L'avocat général Robert " Mais comment pouvez-vous prétendre qu'en tant que directeur de cabinet d'une immense administration, vous ignoriez la majorité des attributions des services ? "Papon " La réponse est dans la question. C'était une grosse administration, c'est pourquoi les attributions étaient divisées et subdivisées."L'avocat général Robert " A Vichy, vous avez bénéficié de quatre promotions en deux ans. "Papon " On fait toujours la même confusion entre la fonction et le grade. Un secrétaire général est une fonction, hors classe est un grade. Au point de vue grade, je suis resté au même pendant toute l'Occupation, c'est ce que je demande qu'on reconnaisse.L'audience reprend à 14 h 15. Philippe Burrin : " La politique antisémite de Vichy est autonome, elle est le fruit d'un héritage xénophobe. " Maître Varaut " Je souhaite déposer des conclusions auprès du parquet général, afin qu’il fasse verser les archives de l’UGIF de la Gironde, pour éviter que lors de l’audition de Bergès, on n’ait pas connaissance de ces pièces qu’il estime être décisives. "Le président Castagnède " J’estime que votre demande n’est pas fondée. Toutes les parties peuvent produire des pièces s’ils le désirent. "Le procureur général Desclaux " Ce n’est pas à nous de faire cette démarche, si la défense le veut, elle le peut. "Maître Boulanger " Je constate avec surprise que la défense de Papon a versé, hier, des pièces alors qu’elle pouvait le faire depuis 16 ans. Il me semble que Papon aurait dû demander la fourniture de ces pièces plus tôt. Je ne vois là encore qu’une manœuvre dilatoire de la défense pour troubler les débats. "Maître Favreau " Je souhaite intervenir à l’intention de Messieurs et Mesdames les jurés, comme un point d’orgue à ce moment des débats. Ils doivent savoir qu’il existe deux principes profonds dans une Cour d’assise. Premièrement, un accusé a le droit de ne pas s’incriminer lui-même. Deuxième principe important qu’il est capital de rappeler ici devant les manœuvres de la défense, un accusé n’a pas à prêter serment, il a le droit de mentir. Il peut raconter n’importe quoi. C’est à vous, Messieurs et Mesdames les jurés, de dire la vérité. Aussi quand j’entends, Varaut, en ce moment dire que l’UGIF a des pièces importantes, je voudrais rappeler qu’à quelques mètres d’ici, j’ai entendu le même Varaut dire que l’UGIF était responsable de la déportation des Juifs de Bordeaux. Alors devant cette manœuvre évidente de la défense, je demande qu’elle nous soit épargnée à l’avenir. On ne peut dissocier les déclarations de Bergès à Sud Ouest, au Monde, qui prétend que les archives de l’UGIF apporterait un nouveau regard. Cette manœuvre aussi tardive, ce n’est même plus de la stratégie, c’est une tactique abusive de la défense pour semer le trouble. C’est pourquoi, je réitère la demande déjà formulée d’audition sans délai de Bergès, parce qu’il pollue ce procès. Il n’est pas acceptable d’entendre un futur témoin dire que les juges ont commis une forfaiture que la cour aurait commis un crime judiciaire en cachant des pièces. C’est inadmissible, c’est une manœuvre dilatoire. " Maître Klarsfeld " De qui se moque-t-on ? A Bordeaux, il n’y avait pas d’UGIF tout simplement, je ne vois pas en quoi cela aurait un quelconque intérêt. "Maître Varaut " Ce n’est pas une manœuvre, je demande que ces documents soient produits. "Le président Castagnède " Je mets ma décision en délibéré. " Le premier témoin se présente, il s’agit de Philippe Burrin, 45 ans, historien. " Je rappelle qu’en 1942, les Allemands occupent un territoire immense, dans tous les cas quelle que soit l’attitude du pays occupé, il a fallu trouvé un terrain d’entente entre l’administration indigène, qui restait en place même quand la direction politique quittait le pays, et l’administration occupante. C’est une règle fondamentale. La politique générale de collaboration et la révolution nationale sont les deux faces d’une même médaille. Tout découle de ce choix initial. L’objectif était d’atténuer les charges de l’occupant, de diminuer les frais et de faire revenir les prisonniers de guerre. Les motifs de cette politique sont au nombre de quatre, d’abord un souci de protection, deux, un souci de revenir à une certaine souveraineté, trois redonner à la France son rang. Il faut bien comprendre qu’à la tête se trouvent des militaires, ils veulent que la France retrouve un rang militaire. Enfin, en quatre, un souci de survie du régime lié à la politique de collaboration. La France possède plusieurs atouts. Sa position géostratégique, le reste de l’empire représente un intérêt très fort pour Hitler. Sa force économique, la France est le plus grand pays conquis par les Allemands, elle a de grandes ressources. Sa force administrative, elle a une administration très importante et jugée par les Allemands comme fonctionnant bien. Les Allemands n’avaient pas les moyens de remplacer cette administration. Enfin, il y a une erreur fondamentale de diagnostic de la part de Pétain, il pensait que la défaite des Anglais était inéluctable et que le conflit ne se mondialiserait pas. Il faut voir la politique antisémite de Vichy dans la politique générale de collaboration, elle a collaboré sans réserve et a facilité la déportation des Juifs sans que soit connue la solution finale.L'administration française a prêté la main à cette politique criminelle d'autant plus facilement qu'elle n'avait jamais manifesté sa réprobation vis-à-vis de la politique antisémite. Ce n’est qu’en 1943, qu’elle se montre plus réticente. La base a été plus réticente, mais le corps des hauts fonctionnaires, qui ne comprenait pas d’antisémites notoires, a participé sans rechigner.La politique antisémite de Vichy est autonome, elle est le fruit d’un héritage xénophobe. Elle est spontanée, elle met en France les bases d’un système juridique, social et intellectuel qui permet de passer en douceur de la politique d’exclusion des Juifs à la politique d’extermination, en douceur, sans heurt ni frein. Elle transforme le Juif en objet, donc le départ des objets ne pose aucun problème de conscience.Un assesseur " Compte tenu des termes mêmes de l’armistice, diriez-vous que les fonctionnaires d’autorité disposaient d’échappatoires pour éviter d’obéir à des ordres iniques contraires à leur conscience ? "Philippe Burrin " Oui, les Allemands le disaient eux-mêmes c’est une coopération qui fonctionne sans heurt. Les échappatoires ont toujours existé. "Le procureur général Desclaux " Merci vivement pour la clarté de votre exposé. La fonction publique avait-elle une marge d’autonomie ? Pouvait-elle peser sur les choix ou devait-elle subir ? "Philippe Burrin " Oui, naturellement, l’administration avait une marge d’autonomie parce que l’État avait une marge d’autonomie. On ne pouvait pas refuser d'exécuter un ordre allemand, mais on pouvait marquer une désapprobation personnelle, mettre de la distance. De l'aveu même des Allemands, certains hauts fonctionnaires cherchent, à partir de 1943, l'incident, pour se faire muter. L’administration pouvait toujours refuser, contrer, cela permet de voir le degré de responsabilité des uns et des autres. S’il n’y avait pas eu de marge d’autonomie, alors il n’y aurait pas eu de faute. "Tout le monde l’a compris, Papon est directement visé par ces propos.Le procureur général Desclaux " Sans le concours de la police française, comment les Allemands auraient-ils fait ? "Philippe Burrin " Les Allemands ont retiré une aide inestimable de la collaboration. L’aide était d’autant plus importante qu’elle avait lieu dans le cadre d’un État souverain. "Le procureur général Desclaux " Les Allemands intervenaient-ils dans la nomination des fonctionnaires ? En ont-ils révoqué certains ? Fichaient-ils les fonctionnaires ? Et quel usage faisaient-ils de ces fiches ? "Philippe Burrin " Les Allemands fichaient et supervisaient attentivement les fonctionnaires. Ils avaient un droit de veto sur les nominations et les mutations. "Maître Jakubowicz " La législation antijuive était-elle une question centrale de la politique de Vichy ? "Philippe Burrin " La politique antijuive des autorités de Vichy était un règlement de compte de la France avec elle-même, une politique qui a des racines françaises. "Maître Jakubowicz " Cette législation a produit 169 lois ou décrets, c’est bien un acharnement ? "Philippe Burrin " Oui, mais cette politique est le fruit d’un choix. "Maître Jakubowicz " Que pouvez-vous nous dire de l’importance des fichiers et du recensement ? "Philippe Burrin " C’est un outil essentiel, si le gouvernement n’avait pas été autoritaire mais républicain, il n’y aurait pas de fichage et en 1942, il aurait fallu des mois aux Allemands pour mettre en place la politique d’extermination et de déportation. "Maître Jakubowicz " Les Juifs se sont fait berner, ils ne se sont pas rendus compte du danger. "Philippe Burrin " Oui, d’autant plus qu’ils étaient dans une terre des droits de l’homme. "Maître Jakubowicz " Je reviens sur la gravité des actes législatifs, quand on interdit les squares par exemple, c’est bien qu’on veut s’attaquer aux enfants, cela a un caractère grave. "Philippe Burrin " En terre chrétienne, la disparition des Juifs — conversion volontaire ou forcée — a toujours été inscrite structurellement dans l’horizon intellectuel du christianisme. La disparition des Juifs est toujours présente. " Pour la première fois, il y a un véritable tonnerre d’applaudissements qui vient de la salle, je le confirme du public, pas des parties civiles, qui n’en approuvent pas moins.Le président Castagnède intervient pour ramener le calme dans la salle.Maître Jakubovitch : " Est-il concevable que la solution finale ait pu être ignorée ? " Maître Jakubowicz " Est-il concevable que la solution finale ait pu être ignorée ? "Philippe Burrin " On peut dire qu’il n’y a pas d’équation directe entre déportation et extermination ou solution finale. Mais les hauts fonctionnaires ne pouvaient pas dire qu’ils ignoraient ; on connaissait les textes d’Hitler. En 1942, les cinq plus grands journaux français affichent à la une les déclarations d’Hitler, disant qu’il exterminerait tous les Juifs d’Europe. Personne ne pouvait ignorer que le chef des nazis était un antisémite fanatique qui menaçait de mort les Juifs d'Europe. Les hauts fonctionnaires ne pouvaient ignorer le caractère extraordinaire de ce qu'ils faisaient. Voilà que, tout d'un coup, on leur demande de déporter des Juifs. Tous ont dû se poser la question et avoir l'idée qu'un sort terrible attendait une population civile qu'on déportait au beau milieu d'une guerre. Je pense qu'on peut avancer comme une approximation historique le fait que les dirigeants de Vichy et les hauts fonctionnaires pouvaient savoir ou devaient pressentir que la déportation de ces populations les vouait à un sort, qui n'était pas celui des civils qu'on envoyait dans le Reich pour travailler. Ils ont dû se poser la question. Ils devaient savoir le sort horrible réservé aux déportations. "Papon " Monsieur le Président, je veux intervenir maintenant. Oui, les choses devaient se sentir, mais on n'a pas cru davantage Hitler, dans ses discours que dans son livre Mein Kampf. Quel Français aurait pris au mot Mein Kampf ? Hitler n'a pas été pris au mot. Si, à l'époque, on avait été ouvert sur l'anéantissement, je suis sûr, qu'à part quelques collaborationnistes, l'administration française n'aurait pas suivi les ordres pour l'arrestation des Juifs (la salle proteste). Il y a quelque part une faute historique de la part de ceux qui auraient pu connaître et qui ne l'ont pas dit. Je ne connais aucun européen qui l’ait cru. J’ajouterai ceci, si à l’époque, on avait connu l’anéantissement des Juifs, on ne les aurait pas déportés. "Maître Nordmann " Je voudrais faire une observation et poser deux questions. J’ai suivi les remarquables exposés de Paxton, d’Azema et aujourd’hui du Professeur Burrin. Ils portaient sur les actes et la politique de Pétain. Ces exposés ont planté le décor. Je veux attirer l’attention du jury sur les aspects éthiques de la politique de Pétain. C’est une violation des valeurs fondamentales de l’Humanité qu’a commis Vichy. La violation de l’humanité d’autrui constitue le crime contre l’humanité. Ma question est la suivante : le troc de vies humaines, avec la collaboration nazie, est la meilleure preuve de cette violation. Ce procès est lié à la disparition de plus de 1 500 Juifs. Si le crime avait une gradation dans l’atrocité, je dirais que l’envoi des enfants est son point culminant. La décision de Vichy de jeter des enfants de 2 à 3 ans, dans les wagons à bestiaux, est antérieure aux exigences des artisans de la Shoah. Rien n’est plus abominable que de déporter des enfants. "Philippe Burrin " Les Allemands ont demandé un certain contingent Le fait que Laval demande que les enfants soient déportés, prête à un certain anachronisme. Laval ne l’a pas fait pour les exterminer mais parce que les parents partis, il ne voulait pas que l’État ait à sa charge les frais de garde de ces enfants. Il voulait que tous les Juifs quittent le territoire français. " Maître Nordmann " C’est la négation de la vie humaine. Je veux donner trois exemples : un, la signature de l’armistice prévoit la remise à Hitler des résistants allemands. Deux, la création de la section spéciale conduit à la condamnation des communistes du simple fait qu’ils sont communistes. Trois, Le choix des otages que les Allemands ont fusillé. Pour cela, Pucheu a été fusillé. "Philippe Burrin " Ces trois exemples montrent comment Vichy a été piégé par sa propre politique de collaboration. "Maître Klarsfeld " Je rappelle ce paradoxe de Papon qui pleure un soir de Noël 43 sur le sort des enfants, et qui accepte de convoyer les Juifs à la déportation. " Il rappelle les propos de Laval sur le jardinage...Philippe Burrin " Tout le monde, au niveau national comme au niveau de la préfectorale avait conscience de la gravité des actes qu’ils commettaient. Les gens les plus haut placés non seulement connaissaient la cruauté de l'Allemagne nazie, mais plus spécifiquement, ce qui pouvait colorer de façon funèbre la vision que les hauts fonctionnaires pouvaient avoir du sort des déportés : les rumeurs de sévices infligés en Pologne, puis, après l'occupation de la France, les rumeurs n'ont cessé de circuler sur les atrocités commises sur le front de l'Est. On avait l'idée qu'il se passait des choses terribles à l'Est. "Maître Levy " Les hauts fonctionnaires avaient connaissance de ce qui s’était passé en Allemagne de 1933 à 1939. Compte tenu de ces informations et sans aller, comme la défense, prétendre son ignorance de la solution finale, on savait qu’ils allaient vers un sort cruel. "Philippe Burrin " C’est mon sentiment, non, c’est mon avis. Le régime nazi est un régime cruel, tout le monde le savait. Je suis dans l'impossibilité de dire avec précision ce que savaient les hauts fonctionnaires. Mais les Français qui ont assisté aux premières déportations ont été violemment émus par la rudesse des policiers français. Ils ont réagi en Français qui voyaient que ces gens étaient déportés vers un sort terrible. Pourquoi cette réaction humaine aurait-elle échappé aux hauts fonctionnaires ? "Maître Levy " Je souhaite poser une question à l’accusé. " Le président Castagnède " Faites. "Maître Levy " Vous avez essayé de faire croire à votre ignorance de la solution finale. Papon, vous ne pensez pas qu'en envoyant des enfants, des vieillards arrêtés par vos services à Drancy, vous avez concouru à un sort cruel. Vous avez mis la main là où il ne fallait pas la mettre ? " Papon " D'un mot, je vais arrêter toutes ces fantasmagories. D'abord, je n'avais pas sous mes ordres les forces de police. On ne peut pas dire que j'ai participé aux arrestations et aux déportations. Je m'en expliquerai plus tard avec franchise et dignité. Je nie, j’ai rendu service, j’ai donné des couvertures, mis dans des wagons normaux. "Le président Castagnède " Papon, on vous demande votre avis sur votre connaissance du sort cruel, répondez. "Papon " Bien sûr que non. Je n'en savais pas plus que les Juifs, eux-mêmes victimes de ces transports. ils partaient même avec des outils. Je n'avais pas un privilège qui me permette d'avoir des informations. Mais je reconnais qu’on pouvait se douter que c’était un sort cruel, mais à aucun moment, de l'extermination. "Maître Levy " Papon a enfin avoué. On pouvait se douter que c’était un sort cruel. Comment Papon peut-il dire cela, pensait-il vraiment qu’il envoyait des enfants, des vieillards, des femmes au travail ? "Papon " Je n’ai rien à expliquer, ce sont des images. "Maître Levy " Ce matin, on a entendu Papon exprimait son rejet du statut des Juifs. Comment le croire, même avec le droit qu’il a de mentir, quand faut-il le croire ce matin ou cet après-midi ? "Papon " Devant certaines questions, on est sans réponse. Je regrette que Jouffa ne soit pas venu témoigner, il nous aurait expliquer comment il était gardien du camp de Drancy. "Indignation de la salle. Tous les avocats se lèvent, protestent, le calme revient et Maître Tubiana, le seul a être rester debout, s’exprime " C’est indigne, ignominieux d’accuser Jouffa d’être gardien du camp de Drancy. A défaut de rester digne, quand on n’a pas de réponse à des questions cruciales, on ne porte pas des accusations ignobles. "Le président Castagnède " Je regrette les accusations de Papon, il n’était pas dans mes intentions de ne pas poser cette question à l’accusé. Comment peut-il parler de camps de travail et arrêter des enfants, des vieillards et des unijambistes. "Je me dis en moi-même, tiens pourquoi cette précision, pourquoi parler d’un unijambiste ?Papon " Je n’avais pas de pouvoir de police. "Maître Levy " Merci, Monsieur le Président des paroles que vous venez de tenir. L’accusé vient de dire qu’il n’avait pas de pouvoir de police. C’est faux. Nous reviendrons à la réalité des faits pour parvenir à la vérité. "Maître Mairat " On ne nous fera pas croire qu’il ne savait rien sur la solution finale. Le Pilori disait " La race juive est sur le point d’être éliminée d’Europe. " Peut-on vraiment parler de pénombre ? "Philippe Burrin " Je n’ai parlé que de pénombre des historiens. "Maître Terquem " Papon nous dit : " je ne savais pas. ". Mais en France, il y avait des camps, il y a eu 3 000 morts. "Philippe Burrin " Oui, bien sûr. "Maître Klarsfeld " Ce sont des camps français sans un seul Allemand. " Il demande à produire des photos.Le président Castagnède " Ce n’est pas le moment. "Maître Klarsfeld " Ne le prenez pas sur ce ton, cela n’a rien d’ironique. "Le président Castagnède " Je n’admets pas que vous me parliez ainsi, je n’ai jamais employé de ton ironique. Si je réussis à me maîtriser, bien que je sois moi aussi un homme avec des sentiments, croyez que je ne suis pas enclin à l’ironie. J’ai aussi des sentiments, c’est dur pour moi aussi, je n’accepte pas vos termes. "Maître Klarsfeld " Excusez-moi, j’avais pris cela pour de l’ironie. "Le président Castagnède " J’accepte vos excuses. "Maître Boulanger " En zone non occupée, le gouvernement de Vichy a livré des hommes à la hache des bourreaux nazis. Comment les hauts fonctionnaires ont-ils admis faire le saut entre l’exclusion et la déportation ? Je rappelle que la déportation est considérée comme un crime conte l’Humanité. "Philippe Burrin " Je confirme qu’il s’agit bien d’une décision de Vichy. "Intervient alors une suspension de séance. (Photo Romain Baldet)Ici, Samuel Schinazi et Gérard BoulangerAu retour, le président Castagnède rend son arrêt " Attendu , etc.. Je rejette la demande de la défense et sursoit à statuer sur la fournitures des pièces. "René Rémond, 79 ans, professeur des universités en résumé " Il n'y a pas de certitude sur la connaissance à l'époque de la solution finale. Mais aucun français ne doutait que le sort des Juifs que l'on déportait fût cruel. Le point crucial, l'étendue, l'ampleur, l'horreur, n'ont vraiment été découverts qu'après, en 1945. Mais cela n'absout pas la complicité avec le crime. "© Copyright 1997, J.M. Matisson
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