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Mémoire - Polémique au nom de l'école Mémoire - Polémique au nom de l'école par Boris Thiolay IN l'EXPRESS 4 juillet 02 En France, plusieurs établissements scolaires portent le patronyme de personnages au passé douteux. Obtenir une nouvelle dénomination prend parfois beaucoup (trop) de temps
La sonnerie vient de retentir. Les élèves se ruent vers la sortie. Pour eux, les deux plaques commémoratives qui ornent le hall d'entrée ne sont qu'un élément de décor. L'une célèbre la mémoire du premier principal du collège public de Saint-Palais (Pyrénées-Atlantiques), construit en 1972. L'autre détaille les titres et fonctions de l'un des plus célèbres hommes politiques béarnais du XXe siècle, dont l'établissement scolaire porte le nom: «Léon Bérard de l'Académie française (1876-1960), Parlementaire (...), Ministre de l'Instruction Publique (...), Ministre de la Justice, Ambassadeur». Un dernier mot qui renvoie à une réalité occultée, selon les enseignants du collège. Car l'avocat Léon Bérard, plusieurs fois ministre, avant guerre, au sein de gouvernements de gauche puis de droite, fut aussi l'ambassadeur du régime de Vichy au Vatican, de novembre 1940 à 1944. De là, Léon Bérard avait adressé au maréchal Pétain, le 2 septembre 1941, un rapport dans lequel il analysait la position du Saint-Siège sur la promulgation par Vichy de la seconde loi portant statut des juifs. Ce texte du 2 juin 1941, qui énumère les fonctions publiques et métiers dont «l'accès et l'exercice» sont interdits aux juifs, est l'un des piliers de la politique antisémite et discriminatoire du régime. L'ambassadeur Bérard y va de son commentaire personnel: «(...) Il est légitime de leur interdire [aux juifs] l'accès des fonctions publiques; légitime également de ne les admettre que dans une proportion déterminée dans les universités (...) et dans les professions libérales.» Dès qu'ils ont découvert, en novembre 2001, le contenu intégral du rapport Bérard, les enseignants de Saint-Palais ont demandé que le collège cesse de porter ce nom. Le conseil d'administration de l'établissement a émis en mars 2002 un vœu en ce sens. Ce genre d'initiative est loin d'être unique en France. A Saint-Cloud (Hauts-de-Seine), à Lorient (Morbihan), à Valognes (Manche), des enseignants ou des citoyens contestent la dénomination d'un établissement scolaire. Chaque fois, les mêmes questions reviennent: peut-on donner en exemple à des élèves une personnalité au passé contestable? Comment a-t-on pu placer des lieux d'éducation sous la tutelle symbolique de tels personnages? Dans le passé, déjà, des conflits idéologiques ont surgi. En 1996, la faculté de médecine de Lyon a été débaptisée au terme d'une violente polémique et le nom d'Alexis Carrel, Prix Nobel de médecine en 1912 - mais aussi grand théoricien de l'eugénisme - a été remplacé par celui de Laennec, inventeur du stéthoscope. Mais, à Valognes, la polémique dure depuis vingt ans; à Lorient, depuis deux. Ce n'est pas si facile de revenir sur un nom. Il faut l'accord du maire, du conseil d'administration de l'établissement et de la collectivité locale qui fait autorité (conseil régional pour les lycées, conseil général pour les collèges). A Saint-Palais, par exemple, le maire s'est prononcé par voie de presse contre un changement de nom, pour «ne pas réveiller les fantômes du passé». Et partout on entend: «C'était un grand homme... Pourquoi chercher la petite bête?» Robert Garat, professeur d'histoire-géographie au collège Léon-Bérard, s'en indigne: «Les circulaires de l'Education nationale précisent que nous devons exercer le devoir de mémoire. A mes élèves de troisième, je parle de la Résistance, des rafles et du statut des juifs. Et cela dans un collège portant le nom de quelqu'un qui a défendu ce statut auprès du Vatican! C'est une contradiction insoutenable...» Mais Léon Bérard, figure de la IIIe République, reste une icône dans le paysage politique des Pyrénées-Atlantiques. Son buste, parmi d'autres, se trouve sur la place du Parlement de Navarre, siège du conseil général, à Pau. «Pour moi, Bérard, c'est l'image du ministre, démocrate-chrétien, à mille lieues de l'extrême droite, souligne Max Brisson (UMP), chargé de l'éducation au conseil général et agrégé d'histoire. Je ne dis pas qu'il n'a pas été maréchaliste, mais cette chasse aux anciens fonctionnaires de Vichy, avec son lot d'anachronismes et de caricatures, peut mener loin! Vous savez, quand on lit ce qu'Eluard et Aragon ont écrit sur Staline et sur l'URSS, on peut se poser des questions...» «Le nom d'une rue n'a pas d'importance» A 78 ans, Franz Duboscq est une autorité morale dans le département. Ancien résistant, ex-président du conseil général et parlementaire, il a bien connu Léon Bérard et a milité pour donner son nom au collège: «A part son inéligibilité pour dix ans, il n'a pas été jugé à la Libération. En 1990, un colloque sur Bérard s'est tenu au Parlement de Navarre. Personne n'a élevé la voix. Ne pourrait-on pas le laisser reposer en paix?» Le président (UDF) du conseil général, Jean-Jacques Lasserre, est décidé à prendre le temps de la réflexion: «Je veux avoir l'avis d'historiens incontestables.» Le travail des historiens pèse effectivement dans ces débats complexes. En avril 2000, la direction des écoles bilingues Diwan (français-breton) retire du fronton de l'un des ses collèges le nom de Roparz Hemon (1900-1978), linguiste breton émérite. Dans la thèse qu'il vient alors de publier, l'historien Ronan Calvez démontre l'engagement salarié d'Hemon, de 1941 à 1944, auprès des services de la Propagandastaffel allemande, à Rennes. Aujourd'hui, Diwan fait face à une nouvelle contestation. Son école primaire de Lorient porte le nom de Loeiz Herrieu, directeur d'une revue en breton d'avant-guerre dans laquelle il écrira, en juillet 1940: «(...) Dieu a envoyé les Germains, un peuple sain, un peuple fort, pour déchirer le voile posé sur les yeux des Français par leurs gouvernements, leurs journaux, leurs dirigeants insensés et traîtres. (...) Sachons vivre avec eux, tant qu'il leur plaira de rester par ici.» Une prise de position qui rend désormais le nom d'Herrieu «inapproprié» aux yeux d'Andrew Lincoln, président de Diwan. Mais, pour éviter de la débaptiser - au sens propre - on attend que cette école intègre l'Education nationale: «Alors, on lui donnera un nouveau nom: ce sera une nouvelle école», indique la mairie (PS). La mémoire est parfois un combat solitaire. A Valognes, Jean-Pierre Ponthus, professeur de lettres classiques, demande depuis 1982 que le lycée public soit débaptisé. «Alors que Barbey d'Aurevilly avait été rejeté parce que c'était un auteur "immoral", souligne-t-il, on a choisi en 1969 Henri Cornat, maire désigné par Vichy en 1941, nommé au conseil départemental en 1943 par Pierre Laval et destitué à la Libération...» Cornat, il est vrai, a connu une brillante carrière politique après guerre: de nouveau maire, président du conseil général, sénateur. «Le nom d'une rue n'a pas d'importance: personne n'est forcé d'y passer, insiste Jean-Pierre Ponthus. Mais un établissement scolaire, dont la fréquentation est obligatoire, ne doit pas porter le nom d'un serviteur volontaire de Vichy.» Alerté par l'ancienne résistante Lucie Aubrac, Jack Lang, alors ministre de l'Education nationale, a, lui aussi, interpellé, le 25 mars dernier, le président du conseil régional de Basse-Normandie sur le cas Cornat. Réponse de René Garrec: «(...) Henri Cornat n'a pas été destitué à la Libération. (...) Permettez-moi de m'insurger contre ces pratiques douteuses visant à salir la mémoire d'un homme en arguant de faits historiquement non avérés.» En réalité, Henri Cornat a bien été destitué à la Libération - le cabinet de Garrec reconnaît son erreur - mais le changement de nom du lycée Henri-Cornat n'est «absolument pas à l'ordre du jour». L'avocat et historien Serge Klarsfeld, président de l'association Fils et filles des déportés juifs de France, adopte une position nuancée sur ces controverses qui, dit-il, traduisent «une fixation de la mémoire sur Vichy, alors qu'il ne viendrait à personne l'idée de débaptiser un lycée Saint-Louis ou Voltaire, qui étaient antijuifs, ou dont le nom est un hommage à tel grand écrivain qui était pédophile. Pour donner un nom à un établissement scolaire, on devrait tenir compte au moins autant des qualités humaines que du statut d'homme public». Encore faut-il admettre qu'une sommité puisse aussi cacher une part d'abîme.
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