date dernière modification : 21/11/02 Chronique du 23 Février 1998 La déposition d'Henri Chassaing devant la Cour d'AssisesLa déposition d'Henri Chassainbg a été reprise intégralement d'après un numéro spécial du journal "Les Nouvelles de Bordeaux et du Sud-Ouest." Les Nouvelles : Peux-tu nous faire le récit de ta déposition au Procès Papon devant la Cour d'Assises ? Henri Chassaing : Mais naturellement. D'autant plus qu'à de rares exceptions près, l'essentiel du contenu de celle-ci a été éliminé ou déformé de façon lamentable par les médias. Or, ayant à faire une déposition purement orale, j'avais préparé, compte tenu de mon âge, un pense-bête élémentaire auquel j'ai pu me tenir convenablement de mémoire mais que j'ai conservé. Je peux donc à quelques mots près refaire ma déposition en m'appuyant sur celui-ci. Il peut me permettre en même temps de rattraper quelques faits ou arguments que j'avais prévus mais qui m'ont échappés dans la tension du prétoire. Néanmoins, il serait désirable, vis-à-vis de la Cour et des membres du Jury, de souligner ces passages oubliés dans la déposition faite devant eux. Les Nouvelles : Ces passages seront mis en italique et ainsi chacun pourra s'y retrouver. Henri Chassaing : Alors, allons-y. Voici ce que j'ai dit et voulais dire à peu près textuellement. * * * J'ai demandé à témoigner dans le procès intenté à M. Papon pour crime contre l'humanité car j'ai vécu la période 1935-1945 dans la réalité vivante de la Résistance populaire au fascisme en Gironde et ailleurs. Et cette réalité vivante mettant les faits dans le contexte où ils se sont produits n'a rien de commun avec les 40 millions de Pétainistes imaginés par H. Amouroux dans une histoire écrite avec la vision de son milieu et sa sensibilité à lui, pas celle de la France laborieuse. Je ne dirais rien de 1936 et du terrible drame espagnol mais puisque M. Papon tient à préciser qu'il a été anti-munichois, soulignant la terrible faute de Daladier et de Chamberlain lorsqu'ils signèrent un pacte dit de "bonne conduite" avec Hitler et le nazisme qui devait sauver la Paix, mais fut en réalité un des points essentiels des reculades devant le fascisme. La guerre en résulta et si M. Papon était resté dans les actes de sa vie anti-munichois qu'il prétend avoir été, il ne serait pas aujourd'hui dans ce box, accusé de crime contre l'humanité. C'est de ce moment-là que s'accentua le cheminement du "plutôt Hitler que le Front populaire" avec tous ses aspects antisociaux et ses flottements de division des forces démocratiques. Il y a quelques dizaines de mois, dans une réunion organisée par M. Amouroux, un de ses amis osa encore me parler des avions sabotés par les ouvriers communistes alors que trois jours avant de rejoindre les armées, secrétaire de la Fédération communiste de la Gironde, le 1er septembre 1939, je faisais à la barrière de Bègles une réunion de cellule communiste où l'on discutait des moyens de s'opposer à Hitler.
C'était Deat et Bergery qui théorisaient avec Marquet sur le refus de mourir pour Dantzig tandis que les espions et les traîtres Abetz et Ferdonnet s'en donnaient à cur joie dans les salons de Neuilly et à la radio hitlérienne. Voilà ce qui préparait la drôle de guerre. La drôle de guerre La "drôle de guerre" je l'ai vécue comme sous-officier de peloton antichars stationné à Landrecies et suis venu deux fois en permission en décembre 1939 et mars 1940.
Le Parti communiste français ayant été dissous en septembre 1939 par une décision inique, j'ai fait partie des communistes qui se sont refusés à rompre les liens d'amitié et de combat qui les liaient entre eux et rejetaient cette dissolution. J'ai donc été contacté lors de ces permissions et ai rencontré un certain nombre de membres du Parti dissous en particulier, sur la route de Libourne, mes camarades Chauvignat père et Arthur Jonet, qui avait été évacué de Moselle en janvier 1940 avec le personnel des usines de Longwy dont je vous reparlerai plus loin. J'ai trouvé en mars 1940 à Bordeaux une atmosphère lourde, malsaine, et avec mon camarade Marcel Chassagne, curieusement permissionnaire aussi, nous avons éprouvé le besoin de rendre visite à ma mère en Corrèze. Cela nous a probablement évité à l'un comme à l'autre d'autres ennuis, car la drôle de guerre, c'était aussi une certaine chasse aux communistes. Nous avons rejoint l'un comme l'autre nos unités respectives. C'était la "drôle de guerre". Je préciserai aussi que me fut remis alors l'adresse de Maurice Thorez aux armées, lequel demandait que lui écrivent les mobilisés, je le fis dès mon retour. la lettre qui fut sans doute saisie ne lui parvint pas à coup sûr, car menacé d'arrestation, le Parti lui avait demandé de passer dans l'illégalité complète. J'ai essayé de retrouver cette lettre aux archives de l'Armée à Pau. Je suis arrivé à obtenir photocopie d'une partie de mon dossier matricule mais jamais la consultation de celui-ci. Ma lettre à Maurice Thorez y est peut-être. Qu'on me permette de rappeler ici que le Général De Gaulle, au lieu de se soumettre à Pétain, prit l'avion pour Londres depuis Bordeaux deux mois après. La drôle de guerre n'était pour moi pas tout à fait terminée. Un matin, après mon retour de permission, le lieutenant commandant le peloton vint me dire : " Chassaing, je dois aujourd'hui vous conduire à Amiens au tribunal militaire devant lequel vous êtes convoqué." Et nous partîmes. Nous fûmes reçus au tribunal militaire par deux magistrats ou policiers qui me demandèrent ce que je pensais de l'exécution par les Rouges en Espagne de mon propre beau-frère Louis Allo. Ma réponse : <<Jamais vous ne me ferez dire cela. D'abord parce que c'est faux et que j'en ai la preuve. Mon deuxième beau-frère, Roger Allo, lui aussi à l'époque à Albacete dans les Brigades Internationales, est allé voir son frère Louis à l'hôpital, blessé mortellement devant Huesca.>> "Cela pourrait faire un beau scoop "un secrétaire fédéral du Parti communiste dénonce l'assassinat de son beau-frère par les Rouges en Espagne." Si je le faisais, vous me prendriez pour un lâche et vous auriez raison. C'est tout ce que j'ai à dire.>> Nous repartîmes pour Landrecies. Quelques jours plus tard, c'était l'offensive hitlérienne, la bataille de Belgique et la défaite. Je fus fait prisonnier avec la vie des camps à supporter, ce qui n'est guère mon genre. La Résistance des prisonniers Permettez-moi ici, dans la réflexion générale sur le contexte de l'époque, une rapide évocation de l'esprit de Résistance chez les prisonniers de guerre français en Allemagne. Ce sont certes des faits incontestables que la rapidité de la défaite et la terrible pagaille de la déroute de nos armées nous frappèrent durement en tant que prisonniers mais l'esprit de soumission au vainqueur n'effleura que très peu d'entre nous. Les prisonniers avaient l'esprit de la Résistance en lui-même, la preuve en étant apportée par le nombre des tentatives d'évasions. Un fait vécu personnellement : sous-officier, je n'étais pas - conséquence de la convention de Genève - astreint au travail, mais comme des milliers d'autres, j'aspirais à rejoindre mes camarades au combat sur le territoire national dès le premier contact avec la vie des camps. Et témoignant sous la foi du serment, j'affirme qu'il n'est pas un camp ou un commando dans lequel ne s'affirmait plus ou moins clairement cet esprit de Résistance dès 1940, allant parfois très loin. C'est ainsi que le 1er mai 1941, le commando de prisonniers travaillant à la fabrique de chaux de Huschberg refusa de décharger un train de charbon qui venait d'arriver. Ce n'est que lorsque la quarantaine d'hommes qu'il comprenait furent mis le dos au mur face aux armes qu'ils s'exécutèrent et que le train fut déchargé. C'était l'époque où la Whermacht devant les milliers et les milliers de tentatives d'évasions sous des formes multiples se mit à organiser les camps de représailles pour prisonniers de guerre et en particulier celui de Rawa-Ruska où m'amena une troisième tentative d'évasion. Et là aussi, une expérience vécue visuellement : le pogrom des Juifs de cette petite ville, les 24 et 25 décembre 1942, que nos gardiens nous faisaient voir de derrière les barbelés du camp, celui-ci étant adossé à la ville. Le fait est qu'à cette même époque, M. Papon, depuis les bureaux de la Préfecture, faisait de la Résistance, dit-il, en collaborant aux rafles et arrestations des Juifs bordelais pour qu'ils rejoignent les camps d'extermination. Il fallait à M. Papon un sacré tempérament pour superviser cela, même s'il ne savait qu'imparfaitement ce que Londres et les Résistants français dénonçaient incontestablement comme le démontrent les tracts versés au dossier. La Résistance en France Le mémoire en maîtrise de droit d'un jeune étudiant bordelais, M. Jean-François Fouasson, pour l'année 1940 à 45, est de ce point de vue particulièrement évocateur, apportant d'un même jet des photocopies de textes de l'époque 1940 à 1942 et des estimations quantitatives, soulignant la formidable activité de la Résistance populaire, hantise de M. Papon. Voici une de ces constatations appuyées par des documents et des études chiffrées. Ainsi, après une année de recherches, il a été possible de retrouver un corpus de 322 tracts et journaux communistes distribués à Bordeaux et dans sa proche périphérie entre juin 1940 et juin 1942 (6). Il comprend 194 originaux (128 tracts et 66 journaux) et 128 tracts dont nous n'avons pu retrouver que leurs titres, styles, modes et types d'impressions, souvent évocateurs. On peut difficilement conclure toutefois à une représentativité complète de l'activité réelle. Ils permettent malgré tout d'observer des tendances à partir desquelles, par le discours et l'activité, nous avons pu observer l'évolution de la propagande communiste à Bordeaux.
On y trouve aussi les documents, les preuves incontestables de la dénonciation dans la population bordelaise de l'esprit antisémite, raciste du gouvernement Pétain et de sa haute administration. Comment le secrétaire général de la Préfecture régionale, troisième personnage de cette administration, peut-il prétendre aujourd'hui ne pas avoir eu connaissance de cette agitation et de sa répression ? La vraie Résistance, pas celle des salons préfectoraux, celle qui travaillait à faire connaître les horreurs du nazisme, l'a payé très cher. J'ai appris à Hirchberg que mon beau-frère Roger Allo avait été fusillé, que mes camarades de combat étaient arrêtés, internés, déportés par milliers, tout comme les Juifs, sinon vers les fours crématoires, tout au moins pour certains vers des camps d'extermination prévus par la directive "Nacht und Nehel" comme Meyroune et un certain nombre d'autres.
M. Papon avait aussi la responsabilité d'organiser les convois de résistants quittant Bordeaux. La question est posée. En tout cas - et mes camarades gaullistes, les vrais, ceux de l'ORA, de l'ARMEE SECRETE du BCRA et autres réseaux clandestins de renseignements - ne seront certainement pas choqués lorsque j'affirmerai que sans l'activité de la Résistance populaire à la trahison de Munich et aux milliers de journaux et de tracts qui surgirent de celle-ci en se diversifiant peu à peu, la Résistance dans sa globalité ne serait pas devenue ce qu'elle devint à la Libération, les divisions de soldats nécessaires pour chasser l'envahisseur du territoire national. Parler des services rendus par la Préfecture paponesque à la Résistance est une véritable insulte car en face se dressent les 300 fusillés de Souge, les déportés, les internes et les souffrances du pays tout entier. J'ai passé la frontière - 4e évasion - à Elfringen le 27 mai 1944 et rejoint aussitôt la Résistance armée, la vraie Résistance de libération. Je n'en dirai rien sinon que lorsque j'entendis le cheminot appeler la gare en français, j'ai failli éclater en sanglots quoique je ne sois pas très émotif. Pour le reste, je crois avoir rempli les responsabilités qui m'ont été confiées. J'ai fait mon devoir sans plus. Bordeaux à la Libération Je suis revenu à Bordeaux aux alentours du 1er janvier 1945, donc 4 mois après le retrait des troupes d'occupation pour y découvrir les ravages de la collaboration pétainiste ainsi que les terribles saignées dont avaient été victimes mes camarades et la Résistance tout entière. Tout avait été pourri par vous M. Papon et vos acolytes, dans la ligne même de Dhose et de Grandclément, osant envoyer au Général De Gaulle des émissaires pour lui proposer un renversement des alliances démocratiques dans la guerre.
Je rappelle que celui-ci exila purement et simplement Thinières et Joubert au fond du Sahara sans autres formes de procès. Qui peut dire ce que serait devenue la guerre et la France si cette trahison avait réussi ? J'ai été surpris, après coup, par les longues négociations dans le soi-disant sauvetage du Port de Bordeaux en contrepartie du maintien des poches de l'Atlantique ou les transactions parfois sanglantes autour de ce que vous appelez aujourd'hui à la préparation de l'insurrection nationale écartant les communistes, mais qui était tout simplement le maintien au pouvoir du maximum de ceux qui avaient collaboré avec les occupants et vous en étiez, M. Papon. Peut-être est-ce cela qui fit dire un jour à M. Delaunay : "Ils ont été plus forts que nous. " Je n'ai aucun souvenir personnel sur M. Papon durant la période où nous avons pu nous croiser à Bordeaux, c'est-à-dire durant le premier semestre de 1945.
J'étais, avec mon parti, beaucoup plus préoccupé par les difficultés énormes de la population, par les conditions difficiles des soldats sur le Front du Médoc, par la remise en route du réseau routier et de nos industries que par la fréquentation des salons préfectoraux. Il a disparu de mon horizon sans y laisser de traces jusqu'à ce que je me préoccupe de l'hommage aux fusillés de Souge. Je suis tombé, aux archives départementales en 1981, sur le nom et le dossier d'Arthur Jonet. Sous votre responsabilité personnelle, directe, il y avait une demande du dossier administratif de Jonet Arthur, les pièces de celui-ci, son arrestation le même jour, son exécution le premier des 70 du 24 septembre 1942. Ce brave Jonet, un homme en or, pris, avait été livré, dossier administratif y compris, aux fusilleurs nazis par Papon. Voilà comment j'ai retrouvé Papon. De simples gens, beaucoup de jeunes, m'ont souvent posé la question : Ce procès va-t-il servir à quelque chose ? ajoutant parfois : N'est-il pas trop tard et Papon n'est-il pas le bouc émissaire ? Pour moi, Messieurs les juges, Mesdames et Messieurs du Jury, comme je l'ai lu dernièrement ; juger ce n'est pas seulement et peut-être même essentiellement punir un homme. Dans une société, puisque nous vivons en société, c'est faire jurisprudence, c'est faire droit par avance à la société elle-même qui en a besoin pour exister. Condamner l'antisémitisme, une des marques essentielles du régime Pétain et du fascisme, est déjà prémunir la société contre celui-ci. Condamner Papon, haut fonctionnaire de Vichy n° 3 de la Préfecture régionale de Bordeaux, est aussi dire à chacun et en premier lieu aux hauts fonctionnaires de l'Etat, qu'obéir à un ordre criminel est un crime et que la désobéissance est alors un devoir. Ce doit être une des règles du respect de l'homme, de la démocratie. Il n'est jamais trop tard pour bien faire. * * * La seule réponse à ces faits et ces arguments a été la dérobade de Papon et de ses défenseurs : " Le témoin a fait un meeting." Tout le prétoire est resté coi. Pas même une question. © Copyright 1997, J.M. Matisson
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© Affaire Papon - JM Matisson |