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Maître Nordmann "Si Papon échappait à notre justice, cela signifierait-il pour eux que tout ce qu'a fait Papon est permis et peut recommencer ?"

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dernière mise à jour :11/04/02 14:45

Maître Alain Jakubowicz " Pour l'éternité "

Chronique du 13 mars 1998

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[ ici Croquis d’audience ] [ ici photographie ]

C’est au nom du Consistoire Israélite de France et du B’nai-B’rith de France que je prends la parole.

Ces Associations représentent dans ce procès les instances de la communauté Juive de France.

Mais ce n’est pas en qualité de juif qu’elles s’expriment par ma voix.

C’est en qualité de citoyen de ce pays.

Je regardais hier encore une lettre anonyme adressée, ici dans ce palais à Zaoui, Slitinsky, moi-même, elle disait " si tous les juifs rentraient dans leur pays, il n’y aurait pas eu ce procès Papon. "

Ce procès n’est pas, comme on l’a dit ou écrit çà et là, avec plus au moins d’arrières pensées nauséabondes, un procès voulu par les Juifs.

La communauté Juive de France a suffisamment souffert pour ne pas souhaiter se distinguer de la communauté Nationale.

Ce procès, comme tous les procès, a commencé par des plaintes de victimes.

Mais c’est le ministère public, qui représente la société française dans toutes ses composantes, qui s’est substitué à elles pour exercer les poursuites.

C’est monsieur le procureur Général qui, au nom de l’état français, Le vrai, requerra une peine à l’encontre de Maurice Papon.

C’est au nom du peuple français que vous rendrez votre verdict.

Ce procès est un procès Républicain pas communautaire.

Même si, il est vrai, les victimes dont nous parlons ici depuis près de six mois, ont été triées à l’intérieur de la population uniquement parce qu’elles étaient Juives.

Cela fait la spécificité du crime ; mais pas du procès.

Toutes les victimes de la folie meurtrière du régime nazi et de ses complices n’étaient pas juives mais tous les juifs étaient victimes, a écrit Elie Wiesel.

6 millions de Juifs, dont 1,5 million d’enfants, qui ont été exterminés, anéantis, niés jusqu’à leur mort pour avoir commis le seul crime d’être nés.

Parmi eux, 75000 Juifs de France dont 1600 de Bordeaux... 11600 enfants...

Cette froide énumération arithmétique donne la mesure du cataclysme.

6 millions de personnes, c’est la population de la ville de Paris et de sa couronne.

7500 personnes, c’est la population de la ville de La Rochelle.

Cela est tellement monstrueux, tellement énorme, qu’on y perd ses repaires.

Nous ne sommes plus dans le domaine de l’humain.

On ne parle plus de victimes mais de chiffres, de statistiques.

Les victimes ne sont plus des êtres humains de chair et de sang... ce sont des masses, des victimes virtuelles.

Ce ne sont même plus des morts car il n’y a aucune référence à leur vie ; on a gommé leur vie... ils n’ont jamais existé.

Il aura fallu l’admirable travail de Serge Klarsfeld pour faire sortir ces victimes du monde du virtuel et les remettre dans le réel en leur restituant leur identité, leur histoire, leur vie.

Grâce à Serge Klarsfeld, les Juifs de France, victimes de la Shoah ne sont plus seulement une masse, mais la somme de vies uniques, de personnes qui comme vous et moi avaient un nom, un prénom, une date et un lieu de naissance, une adresse, des sentiments, des passions... bref, ce qui fait qu’un homme est homme.

Après avoir rendu à ces victimes le statut d’être humains, il reste à leur rendre justice.

C’est la mission qui est la vôtre s’agissant de1600 d’entre elles.

Cette justice a commencé à leur être rendue le 8 octobre 1997, à l’instant même où s’ouvrait ce procès.

Parce que la seule présence de Maurice Papon dans le box des accusés signifiait, avant même qu’un verdict soit rendu, que ce n’est pas seulement un régime et une idéologie qui les ont envoyés là où elles sont parties en fumée, mais qu’il y avait bien peut-être eu un homme qui à un moment donné, a pris des décisions et des responsabilités qui y ont à tout le moins contribué.

Le seul fait que ce procès ait lieu est déjà, en soi, une victoire de la justice et de la démocratie.

Qui aurait parié en effet il y a quelques mois encore seulement sur l’ouverture de ce procès dont personne, et à tout le moins pas grand monde, ne voulait.

Qui aurait pu croire en 1981 qu’une poignée d’hommes et de femmes parviendrait, seuls contre tous, contre vents et marées, contre les institutions, contre les lobbies, à faire renvoyer un ancien ministre de la république devant une cour d’assises.

Ce n’est pas l’esprit de vengeance, ni une prétendue volonté politique qui les animait, mais leur seule foi en la justice.

Merci Michel Slitinsky, à Juliette Benzazon, à Maurice Matisson, à René Panaras et à quelques-uns autres qui ont longtemps été bien seuls.

Merci à mon ami Gérard Boulanger, qui s’est tant battu et qui a fait honneur à la robe que nous portons.

Merci aussi à la justice de notre pays parce que ce procès est la preuve que cette justice est plus forte que les amitiés politiques et les pressions, que les pots de terre peuvent briser les pots de fer, que David peut terrasser Goliath et qu’en toutes circonstances, la justice peut et doit triompher.

Le déroulement même de ce procès depuis son ouverture, a été, n’en déplaise à ses détracteurs, une grande leçon de justice et de démocratie... avec ses dysfonctionnements et ses imperfections ; parce que la justice n’est qu’humaine ; heureusement.

Certes ce procès a été long ; très long.

Mais cette longueur était dictée, imposée, par le respect du droit et de la procédure pour que ce procès exceptionnel soit, condition substantielle de sa crédibilité, un procès équitable.

Qui peut prétendre aujourd’hui qu’il ne l’a pas été ?

Aucune des étapes de ce procès n’a été inutile ; toutes ont contribué à la manifestation de la vérité.

Même celle au cours de laquelle nous avons évoqué l’épuration.

En effet, au-delà de la culpabilité de l’accusé, il était nécessaire de mieux comprendre, et pour certains de découvrir, non seulement ce qui s’est passé dans notre pays au cours de la période de l’occupation, mais également au lendemain de celle-ci et dans les années qui ont suivi.

C’est en effet là qu’il faut rechercher les raisons pour lesquelles ce procès est venu si tard.

C’est là aussi qu’il faut rechercher les causes du psychodrame national auquel nous avons assisté au cours de procès.

Les débats qui se sont déroulés dans ce prétoire ont permis de finir d’écrire une page, et non des moindres, de notre histoire nationale.

Ces débats ont contribué à briser un mythe, à lever un tabou.

Ce mythe, c’est celui qui à été créé par le Général De Gaulle à la libération lorsque coulant une chape de béton sur la période de l’état français durant laquelle le régime de Vichy a aboli la République, il a déclaré cette parenthèse honteuse de notre histoire nulle et non avenue.

On nous a imposé pendant des décennies de vivre dans ce mythe qui en a fabriqué d’autres :

-le mythe d’une France unanimement résistante,

-le mythe d’une France qui se serait libérée seule,

-le mythe de l’épuration.

Tant que les contemporains de cette période étaient aux commandes de la France, ces mythes tenaient lieu d’histoire officielle.

Nos présidents de la république successifs de De Gaulle à Mitterrand en passant par Pompidou et VGE n’ont jamais caché leur refus d’évoquer " cette période au cours de la laquelle les Français ne s’aimaient pas. "

Seulement voilà, ce mythe érigé en histoire officielle a eu pour effet de faire passer en pertes et profits, des milliers, d’hommes, de femmes et enfants, victimes de la politique de l’état français et notamment de sa politique anti-juive.

Le fait de déclarer ce régime nul et non avenu ne rendait pas ses victimes nulles et non avenues, même si l’on a feint, pendant des décennies, de les ignorer, voire de les nier.

Nous le savions déjà, mais ces débats ont permis de le confirmer ; aucun procès de l’épuration n’a traité de la responsabilité de la collaboration dans la déportation des Juifs de France.

Pas même le procès de Pétain ou le procès de Laval.

Il n’était alors question que de trahison et d’intelligence avec l’ennemi.

C’est à peine s’il était évoqué le cas de ce que l’on appelait pudiquement les déportés raciaux qui ne figurait jamais au titre des incriminations.

Le général De Gaulle lui-même a totalement occulté le génocide de ses mémoires.

Au lendemain de la guerre, les Juifs de France n’existent pas ; n’existent plus.

Certes la communauté juive de France a, en proportion, été moins décimée que d’autres communautés européennes.

Mais c’est une communauté anéantie, meurtrie, trahie, humiliée, qui ne pense qu’à une seule chose ; se faire oublier, se fondre dans la masse, gommer toute différence.

La France euphorique de la libération qui a un peu résisté et pas mal collaboré, ne veut que des héros : elle n’a nul besoin de victimes.

Alors les rescapés préfèrent se taire.

Pour ne pas déranger ; par peur de ne pas être crue ; par honte aussi car ; à l’instar de ce qu’a déclaré pierre Messmer à la barre de votre Cour, on préfère, surtout à l’époque, les victimes qui sont mortes les armes à la main...

Les déportés raciaux qui se cachent et que l’on se cache dérangent.

Ils sont en effet la preuve vivante (si peu !) de ce que l’on veut oublier.

Et ce qu’on veut oublier, c’est la honte de ce qui s’est passé.

Ce qu’on veut oublier, c’est la façon dont la France, oui la France et en tous cas des Français, je dis bien des Français, et pas les Français, ont livré les Juifs, leurs Juifs, à l’Allemagne nazie.

Il faudra attendre des décennies pour que la parole revienne, comme il faudra des années pour que les képis des gendarmes français réapparaissent sur les images des rafles dont ils avaient été gommés.

Pour tenter d’occulter la participation active de la police française aux rafles et notamment à la rafle du Vel d’hiv, on avait truqué les images d’archives.

Il faudra attendre des années pour que les historiens français à la suite de confrères étrangers et notamment américains, rétablissent la vérité historique de la responsabilité de la déportation des Juifs de France.

Il faudra attendre le premier Président de la République qui n’était pas adulte au moment de la guerre pour reconnaître cette vérité et déclarer que " 50 ans après, notre pays doit assumer toute son histoire. Le blanc comme le gris. Les heures de gloire comme les zones d’ombres. "

Dieu sait si cela lui à été reproché, jusque, (et surtout y compris ), parmi ses amis.

Mais le Président de la République à raison.

On ne peut pas construire l’Histoire à partir de mythes et encore moins de mensonges.

Ce qui était compréhensible au lendemain de la seconde guerre mondiale, alors qu’il s’agissait de reconstruire la France, n’est plus admissible aujourd’hui.

Ces résistants authentiques qui se sont succédés à la barre de votre Cour pour soutenir Maurice Papon, n’ont trompé personne d’autres qu’eux-mêmes.

Ce n’est pas Maurice Papon, qu’aucun ne connaissait pendant la guerre, qu’ils sont venus défendre.

Ce qu’ils sont venus défendre, c’est leur guerre, leur vérité, leur fidélité au Général

Ce que nous avons à répondre à ces résistants, ce que vous avez notamment à leur répondre dans la décision que vous allez rendre, c’est :

Merci beaucoup pour ce que vous avez fait pendant la guerre.

Mais votre vérité on n'en veut pas.

Ce que nous voulons, c’est comme le disait Peguy, la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste.

Ce que nous voulons, c’est notre " histoire, non embellie, non expurgée, avec ses héros et ses salauds. "

La France de cette période n’est certes pas très belle ; nous ne nous y reconnaissons pas.

Mais elle n’est pas si laide qu’on ait besoin de l’embellir artificiellement.

Car en définitive, le mythe et la légende fondés sur l’occultation et le mensonge ne font que faire le jeu des ennemis de la démocratie, qui ne sont eux-mêmes que les héritiers d’une idéologie autoritaire, xénophobe et antisémite.

Cela méritait d’être rappelé ; c’est fait.

Je n’oublie pas pour autant bien sûr que c’est un homme que vous jugez et que pour vous rendre votre verdict, la seule véritable question à laquelle vous aurez à répondre est la suivante ; Maurice Papon s’est-il, entre le mois de juillet 1942 et le mois de mai 1944, alors qu’il était secrétaire général de la préfecture de la gironde, rendu complice de crimes contre l’humanité ?

J’affirme que oui et il m’appartient de le prouver.

Commençons si vous le voulez bien, par exposer brièvement la problématique juridique.

Le crime contre l’humanité est celui qui est défini par l’article 6c du statut du tribunal militaire international de Nuremberg en ces termes :

 

" L’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation et tous autres actes inhumains commis contre les populations civiles avent ou pendant la guerre ou bien les persécutions pour des motifs politiques raciaux ou religieux… "

Ces actes inhumains et persécutions inspirés par des motifs politiques raciaux ou religieux doivent par ailleurs avoir été commis de façon systématique par un pays de l’axe pratiquant une politique d’hégémonie idéologique.

Chacun s’accordera, je pense à reconnaître que les Juifs, partis de Mérignac vers Auschwitz via Drancy pour n’en jamais revenir, ont bien été victimes d’assassinats pour des motifs raciaux et religieux perpétrés dans le cadre d’un plan concerté par un pays de l’axe, à savoir l’Allemagne nazie.

La qualification de crime contre l’humanité n’est pas contestable.

L’auteur principal en est l’Allemagne nazie.

Maurice Papon s’en est-il rendu complice ?

Pour répondre à cette question, il convient là encore de rappeler :

Qu’en application de l’article 6 C du statut du tribunal international de Nuremberg :

 

" Les dirigeants, organisateurs, provocateurs ou complices qui ont pris part à l’élaboration ou à l’exécution d’un plan concerté ou d’un complot pour commettre l’un quelconque des crimes ci-dessus définis, sont responsables de tous les actes accomplis par toute personne en exécution de ce plan. "

Que comme le rappelait l’arrêt de la chambre criminelle de la Cour cassation du 23 janvier 1997 qui a rejeté le pourvoir en cassation de Maurice Papon contre l’arrêt de la chambre d’accusation de la Cour d’appel de Bordeaux l’ayant renvoyé devant votre Cour d'assises :

 

" Le dernier alinéa de l’article 6c du statut du tribunal militaire international n’exige pas que le complice de crimes contre l’humanité ait adhéré à la politique d’hégémonie idéologique des auteurs principaux, ni qu’il ait appartenu à une des organisations déclarées criminelles par le tribunal de Nuremberg. "

- qu’enfin, l’article 127-7 du code pénal définit le complice d’un crime ou d’un délit comme :

 

" La personne qui sciemment, par aide ou assistance, en a facilité la préparation ou la consommation. "

La démonstration de la culpabilité de Maurice Papon impose donc que soit apportée une double preuve :

- Celle qu’il a apporté aide ou assistance à l’accomplissement du crime perpétré par les Allemands en facilitant la préparation ou la consommation ; cette démonstration a commencé de vous être apportée par mes confrères qui ont plaidé avant moi et finira de l’être par Alain Levy lundi prochain.

- Mais aussi la preuve que cette aide ou assistance a été apportée sciemment.

En d’autres termes, les actes matériels ne suffisent pas pour que la complicité de Maurice Papon soit retenue.

Il faut en outre que soit établi qu’il savait que les nazis, auxquels il apportait aide ou assistance, procèderaient à l’extermination et à tout le moins à l’assassinat des Juifs qu’il leur avait livrés.

C’est ce que je vais m’employer à vous démontrer.

Cette preuve n’est pas unique ; elle est multiple.

Elle résulte de nombreux éléments objectifs et concordants qui pris individuellement, ne constituent que des soupçons mais qui, rapportés les uns aux autres, façonnent une certitude.

C’est en fait à un rappel historique que je vous invite ; qui en 1933 en Allemagne à 1944 à Bordeaux, vous permettra de suivre les différentes étapes qui conduisent de l’éveil de la conscience à la preuve de la connaissance.

Si je voulais schématiser la démonstration à laquelle je compte me livrer, je la résumerai ainsi.

La politique antisémite de Vichy est une politique de discrimination et d’exclusion qui se distingue de la politique d’extermination de l’Allemagne nazie.

Mais entre le bout du processus d’exclusion et celui de l’extermination, il n’y a qu’un train... dont Maurice Papon ignore peut être la destination exacte mais pas la destinée.

Allemagne 1933.

Dès sa prise de pouvoir au mois de janvier Adolf Hitler met en application la politique anti-Juive qu’il annonçait dans mein Kampf et que le monde entier connaissait.

La persécution des Juifs devient la politique officielle du gouvernement.

Les Juifs sont désignés comme les responsables de tous les maux et peu à peu exclus de la société.

Les premiers camps ouvrent dès le mois de mars 1933.

Au cours de ce même mois, le gouvernement allemand fait publier un décret ordonnant que tous les enfants Juifs dans les écoles soient séparés des autres.

Les discours de haine d’Adolf Hitler contre les Juifs, que l’Europe entière écoute effarée, se multiplient.

Les Juifs sont victimes d’humiliations, de pogroms ; leurs magasins sont pillés, leurs synagogues détruites.

Adolf Hitler leur impose une amende de 1 milliard de marks et le port d’une étoile jaune sur la poitrine et dans le dos.

Le 30 janvier 1939 il annonce au monde entier qu’une guerre signifierait l’extermination de la race juive, en Europe.

Tout cela est parfaitement su et connu.

Dès 1938, la presse française comme 'Match' ou 'Lecture pour tous' publie des reportages sur les camps de concentration nazis dont elle montre des photographies en expliquant comment les Juifs y meurent.

Au cours de cette période, Maurice Papon est déjà diplômé de droit, d’études supérieures d’économie politique, de psychologie de sociologie et de l’école des sciences politique.

Il a débuté sa carrière en 1935 à la direction générale de la sûreté nationale.

Puis est passé en 1936 au cabinet du sous-secrétaire à la présidence du conseil

Et en 1937 au cabinet du sous-secrétaire d’état aux affaires étrangères.

Un de ses condisciples, Jean Lisbonne a déclaré.

 

" J’ai eu l’occasion de me trouver avec Maurice Papon, du fait, notamment que, nous avions une formation juridique commune.

Nous conversions très souvent et échangions nos points de vue.

A cette époque ou se profilait la doctrine National Socialiste, notre opinion à l’un et à l’autre a toujours été la crainte de voir Hitler gagner de plus en plus de terrain. Pratiquement les langues étrangères, nous avons eu par les journaux et par les camarades qui s’étaient rendus en Allemagne des échos des tendances Nationals Socialistes. "

La confirmation que Maurice Papon parlait allemand est apportée par la note confidentielle établie à son sujet en 1945 sur la base de renseignements fournis par monsieur Jacques Soustelle...

Ne serait-ce que par ses activités professionnelles au ministère des affaires étrangères, alors que de nombreux Juifs fuyant les persécutions se réfugient en France, Maurice Papon ne peut pas ignorer ce qu’est la politique anti-juive de l’Allemagne nazie.

C’est la phase de l’éveil de la conscience.

France 1940.

Le 17 juin 1940, le maréchal Pétain devenu Président du conseil demande les conditions de l’armistice à l’Allemagne.

Le 22 juin, la convention d’armistice est signée.

Le 10 juillet, l’assemblée nationale vote à une très large majorité les pleins pouvoirs à Pétain.

Le 11 juillet, Pétain promulgue les trois premiers actes constitutionnels fondant l’état français qui déclare vouloir établir ce qu’il appelle un assainissement politique et moral de la nation.

La volonté d’exclusion devient l’un des fondements du régime.

Pour y parvenir, Vichy va promulguer un nombre considérable de lois et de décrets visant à exclure de la société française des individus et groupes sociaux qu’il considère comme nuisibles, comme les communistes ou les Francs-Maçons, les Juifs ou les Tziganes.

La " question Juive ", va faire l’objet d’une véritable frénésie de textes comme s’il s’agissait d’une priorité nationale.

22 juillet 1940 : constitution d’une commission de révision des naturalisations ayant la possibilité de retirer la nationalité française à tout les Juifs jugés indésirables.

27 août 1940 : Abrogation du décret loi Marchandeau d’avril 1939 qui interdisait à la presse de publier les appels à la haine raciale et religieuse.

03 octobre 1940 : premier statut des Juifs leur interdisant l’exercice d’un nombre considérable de professions.

04 octobre 1940 : Assignation en résidence forcée des Juifs étrangers.

07 octobre 1940 : abrogation du décret Crémieux de 1870 qui conférait la citoyenneté française aux juifs d’Algérie.

29 mars 1941 : Création du CGQJ chargé de surveiller l’application des mesures anti-juives et d’en préparer de nouvelles.

02 Juin 1941 ; Deuxième statut des Juifs.

02 juin 1941 : Loi prescrivant le recensement des Juifs. 22 juillet 1941 : Loi visant à éliminer toute influence juive dans l’économie nationale en confiant à des administrateurs provisoires les biens Juifs.

29 Novembre 1941 : création de l’UGIF.

11 Décembre 1942 : Apparition de la mention " Juif ", sur la carte d’identité des Juifs français et étrangers.

Parallèlement, les ordonnances allemandes du même ordre se multiplient.

27 septembre 1940 : première ordonnance relative aux mesures contre les juifs (les entreprises juives doivent être désignées par une affiche spéciale " entreprise juive " rédigée en français et en allemand ; définition de la notion de " juif " d’après l’appartenance religieuse des grands-parents ; obligation pour les juifs de la zone occupée de se faire recenser).

13 Août 1941 : confiscation des postes TSF appartenant aux Juifs.

17 Décembre 1941 : Amende de 1 milliard de francs imposés aux juifs.

07 Février 1942 : Interdiction faite aux juifs de sortir de chez eux de 20h à 6h00

29 Mai 1942 : Obligation faite aux juifs de la zone occupée de plus de six de porter l’étoile jaune.

07 Juin 1942 : Interdiction aux juifs de certains wagons du métro parisien (seul le wagon de queue est autorisé).

Cette ordonnance allemande sera renforcée par l’administration française le 10 juin 1942.

08 juillet 1942 : Interdiction faite aux juifs de fréquenter les établissements de spectacles et les établissements ouverts au public (cinéma, piscines, squares...) et restriction pour les heures d’achat des juifs dans les magasins (entre 15 h et 16 h quand les magasins sont fermés).

Au total pas moins de 184 textes réglementaires ou législatifs seront pris au cours de cette période sur la seule " question juive " dont 162 émanant des autorités de Vichy et 22 des autorités allemandes.

Les juifs deviennent une catégorie juridique, un objet de litige : ils ne sont plus sujets de droit.

L’émancipation des juifs de France qui remonte au 27 septembre 1791 est de fait abrogée.

Cette législation constitue un véritable séisme tant pour les juifs français que pour les juifs étrangers qui ne peuvent y croire.

De nombreux juifs s’étaient, il est vrai, réfugiés en France, certains depuis de nombreuses années, fuyant les pogroms et les persécutions de Pologne et de Russie, d’autres plus récemment, fuyant l’Allemagne nazie et les pays occupés par l’armée allemande au fur et a mesure de ses conquêtes.

Aucun de ces juifs n’a hésité sur sa destination ; la France patrie des droits de l’homme qui a toujours été dans le cœur et dans la tête de tous les persécutés du monde.

Au fin fond de la Russie et de la Pologne, dans les villages les plus reculés que l’on appelait des schtels on avait coutume de dire en yiddish ; gliklich wie got in franckreich (heureux comme Dieu en France).

Comment ces gens là pouvaient-ils imaginer qu’ils seraient traités en France comme ils l’avaient été par les régimes qu’ils avaient fuit ?

Quant aux juifs de France, cela était pour eux tout simplement inimaginable.

La communauté juive de France existe depuis que la France et France.

Elle a certes connu bien des vicissitudes.

L’affaire Dreyfus n’est à l’époque pas très éloignée et a laissé des séquelles.

Mais il y a eu depuis la guerre 14/18 au cours de laquelle les juifs, comme tous leurs concitoyens, se sont ardemment et vaillamment battus.

Après la défaite de 40, le maréchal Pétain est accueilli par les juifs de France avec le même espoir et le même engouement que le reste de la communauté nationale.

Quand sont promulgués les premiers textes antisémites, on ne peut pas le croire.

Certes les juifs français pensaient que ces textes visaient les juifs étrangers et que jamais le maréchal ne s’en prendrait à ses juifs et encore moins les livrerait à la barbarie nazie.

Et pourtant.

Pouvez vous imaginer ce qu’a pu représenter pour les juifs de France le choc de ce que le procureur général Truch a appelé, un apartheid à la Française.

Pouvez-vous imaginer ce qu’ont pu ressentir au plus profond d’eux-mêmes ces professeurs, ces magistrats, ces avocats, qui du jour au lendemain ont été renvoyés chez eux parce qu’ils étaient Juifs.

Pouvez-vous imaginer ce qu’a pu ressentir un enfant qui n’avait plus le droit d’aller jouer au square parce qu’il était Juif, alors qu’il ne le savait pas lui-même ?

Pouvez-vous imaginer ce qu’a pu ressentir une jeune fille qui, du jour au lendemain, devait arborer au collège une étoile jaune sur la poitrine ?

Pouvez-vous imaginer ce qu’a pu ressentir un père de famille qui imposait tout cela aux siens uniquement parce qu’il était Juif ?

Combien d’enfant ont-ils cru que leur père avait commis un crime pour être traité de la sorte …

Pour ces enfants qui croyaient en la France, comment imaginer que l’on pouvait rejeter un homme, lui interdire toute activité, le priver de ses biens, et pour finir l’arrêter... uniquement parce qu’il croit en un autre Dieu...

La spécificité de cet antisémitisme là est, il faut en avoir conscience, qu’il n’autorisait aucun échappatoire.

Dans les précédents historiques, hélas nombreux de l’antisémitisme, le Juif pourchassé avait toujours la possibilité d’échapper à la mort par la conversion.

Il lui suffisait, pour être épargné, de renier sa foi.

Non seulement, les lois de Vichy ne le permettaient pas mais elles déclaraient Juifs, et condamnaient donc de fait à mort, des milliers d’hommes, de femmes, d’enfants qui ne savaient pas eux-mêmes qu’ils étaient juifs ou qu’ils ne l’étaient pas ou plus, puisque l’appartenance à la race juive était déterminée en fonction de la religion des grands-parents.

Dans la froideur du dossier, il existe quelques procès-verbaux qui expriment, mieux que de longs discours ce que ressentaient ces Juifs de France.

Ainsi ce rapport du commissariat de police de Compiègne au préfet de l’Oise daté du 20 mars 1942 au lendemain du transfert de 170 juifs par le soin de 100 gendarmes ( !) vers le camp de Drancy.

Le commissaire de police qui rend compte de ce transfert écrit.

 

" A un certain moment, sur le quai de la gare l’un des hommes qui se trouvait dans le convoi m’a demandé le nom du procureur et du président du tribunal de Compiègne ; je lui ai demandé à quel titre il voulait avoir ces renseignements, il ma répondu, " c’est parce que je suis moi-même magistrat. Invité à me préciser son nom et l’endroit ou il exerçait, il m’a répondu, je suis monsieur Laenele, conseiller à la cour de Paris, c’est moi qui ai présidé les assises lors du procès Wiedmann " ; puis regardant dans la direction de son bras enchaîné et en hochant la tête, il ajouta, " et voilà, malgré cela, on reste toujours français. " "

Voilà la conséquence de ces lois anti-juive de Vichy, qui ne sont pas seulement iniques et inhumaines, mais aussi criminelles parce que, allant crescendo dans la déshumanisation des Juifs elles constituent le prélude objectif et inéluctable à la déportation.

Comment pouvait-il en être autrement ?

Voilà toute une partie de la population qui est désignée, fichée, et séparée du reste du pays ; à laquelle on interdit toute activité professionnelle ; que l’on assigne à résidence ; à laquelle on interdit de se déplacer et de rendre dans les magasins ; puis à qui on spolie les biens pour les attribuer à des aryens.

Comment tout cela peut-il finir ?

Il s’agit d’une simple question de logique.

Que faire en effet de toute une population d’hommes, de femmes, d’enfants ainsi mis au banc de la société ?

On les arrête massivement et collectivement : ce sont les rafles.

On les rassemble ; ce sont des camps français qui se multiplient dans le pays ; Pithiviers, Beaune-la-rolande, Gurs, Rivesaltes, Les Milles, Mérignac, Drancy.

Et après ?

On les déporte.

Il s’agit là d’un processus aussi logique qu’implacable.

Maurice Papon n’ignore rien de ce processus auquel il contribue personnellement dès 1940.

Au cours de cette période durant laquelle est élaborée cette législation anti-juive, il est directeur du cabinet de Maurice Sabatier au ministère de l’intérieur à Vichy.

Il n’est pas seulement spectateur mais également acteur puisqu’en cette qualité, il contribue à l’élaboration et en tout cas à la mise en œuvre des lois d’exception contre les Juifs.

Les nombreuses pièces émanant des archives nationales versées aux débats par monsieur l’avocat général Robert relèvent que la direction des affaires départementales et communales à laquelle Maurice Papon est affecté est à l’origine de nombreuses circulaires sur l’application des lois anti-juives.

Il a lui-même rédigé et signé une note datée du 20 novembre 1941 sur le projet de loi portant création d’une association générale des Israélites de France.

Papon peut au demeurant très rapidement vérifier l’application et les effets de l’ensemble de cette législation anti juive dont tous les historiens vous ont déclaré qu’elle était spécifique au régime de Vichy et exempte de toute volonté allemande.

Il a de même, à la tête de la sous-direction de l’Algérie dont le contrôle lui a été confié par Maurice Sabatier, été étroitement associé à l’élaboration de l’abondante législation visant la communauté juive d’Algérie.

Comme le confirmera Lichka, adjoint du délégué à la SIPO SD en France le 30 janvier 1941 au cours d’une conférence consacrée à la question juive :

Il convient de laisser aux Français le soin de régler la suite, afin d’éviter dans ce domaine la réaction du peuple français contre tout ce qui vient des allemands. Aussi bien les services allemands s’en tiendront-il a des suggestions.

C’est, en effet, la police française qui va organiser la première rafle le 14 mai 1941 à Paris au cours de laquelle 3710 Juifs ont été arrêtés et internés aux camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande.

La seconde rafle organisée dans les 11° et 12° arrondissements de Paris le 20 août 1941 sera le fait des autorités allemandes mais avec le concours de la police française ; 3477 personnes seront arrêtées et envoyées le même jour à Drancy où ils inaugurent le camp de sinistre mémoire.

Cette opération qui a nécessité l’intervention d’importantes forces de police s’est déroulée au vu et au su de l’ensemble de la population.

Le commissariat aux questions juives en rendra compte dès le 20 août 1941 à l’amiral Darlan vice-président du conseil en termes tout à fait significatifs :

 

" Les autorités allemandes viennent de procéder à l’arrestation de 3000 juifs français et étrangers principalement dans le 11e arrondissement qu’ils ont transportés au camp de Drancy.

Les Allemands ont fait ces arrestations massives sans aucune discrimination mais ils ont déclaré qu’ils envisageaient volontiers des mesures de faveur à l’égard des juifs anciens combattants.

Ce sont les autorités allemandes de l’ambassade qui ont pris l’initiative de ces arrestations, ce dont la préfecture de police ne peut que se féliciter, car cette mesure à été très opportune au moment où les juifs, grisés par la résistance russe relèvent la tête et escomptent déjà la défaite allemande et la victoire britannique. "

Une nouvelle rafle sera organisée le 12 décembre 1941 au cours de laquelle 743 Juifs principalement des personnalités et intellectuels seront arrêtés à leur domicile.

Tout cela Maurice Papon qui est en poste au ministère de l’intérieur à Vichy ne peut l’ignorer.

Il s’agit là d’une nouvelle phase dans sa prise de conscience.

C'est en tout cas un fonctionnaire parfaitement informé de la législation anti-juive et de ses conséquences qui arrive à Bordeaux au début de l’année 1942 aux cotés du préfet Maurice Sabatier.

Contrairement à ce qu’il prétend, ce n’est pas un hasard s’il a été choisi pour assurer le poste délicat de secrétaire général de la préfecture la plus importante de la zone occupée.

Il est évident qu’un régime aussi totalitaire et centralisé que le régime de Vichy n’a pu confier un tel poste qu’à un fonctionnaire dont il est sûr de la loyauté.

C’est au demeurant ce que sera l’avis du comité départemental de libération après la guerre qui déclarera ;

 

" Maurice Papon arrivé a Bordeaux à 31 ans avait bénéficié d’un avancement d’autant plus suspect que sa nomination avait été effectuée par monsieur Laval. Il nous est apparu comme étant très attaché à la politique de Pétain. "

Cet avis est, on le sait, partagé par le BCRA qui écrira dans un rapport en date du 21 janvier 1944 au sujet de Maurice Papon :

 

" Fonctionnaire très dévoué au Maréchal et au gouvernement Laval, contre la résistance qu’il considère comme contraire aux intérêts du pays. "

Au demeurant, le maire de Bordeaux, Adrien Marquet qui avait été ministre de l’intérieur de Laval, n’aurait certainement pas accepté la nomination d’un secrétaire général de préfecture qui n’aurait pas été acquis à la politique de Vichy.

C’est en tout cas en pleine et totale connaissance de cause que Maurice Papon a accepté la responsabilité du service des questions juives que lui a confié monsieur Sabatier, et qui ne devait pas normalement lui être naturellement dévolu.

Si Maurice Sabatier a souhaité lui confier cette responsabilité, c’est parce qu’il a confiance en lui ; et s’il a confiance en lui, c’est parce que c’est un bon fonctionnaire au service de Vichy.

Fort de la conscience et de la connaissance qu’il a acquises à la lumière de ce qui ce passe en Allemagne depuis 1933 et en France depuis 1940, il sait parfaitement ce que représente cette responsabilité qui le place au centre du dispositif territorial des persécutions.

Je rappelle pour mémoire que le service des questions juives sur lequel Maurice Papon a désormais autorité :

- est chargé de la mise en ordre du fichier juif et des personnes considérées comme juives,

- dirige l’aryanisation, c’est à dire la spoliation des biens juifs et le pillage des magasins appartenant aux juifs.

- Contrôle le port de l’étoile jaune et la présence du tampon juif sur les cartes d’identité et les cartes d’alimentaires.

- Organise la logistique des rafles, des internements à Mérignac et des convois vers Drancy.

C’est à partir de ce moment que commence à se constituer le train qui mène de l’exclusion à l’assassinat.

C’est à partir de ce moment que l’aide et l’assistance deviennent complicité.

Dès son arrivée et alors que commence la distribution de l’étoile jaune à la population juive, Maurice Papon prend personnellement les choses en mains

- il nomme les administrateurs provisoires de biens juifs,

- il demande des enquêtes sur les transactions immobilières de biens juifs,

- il signe de nombreux arrêtés déclarant des entreprises juives, " sous influence prépondérante juive ".

- Dès le 3 juillet 1942, il écrit au président de la chambre des avoués en l'enjoignant de ne pas omettre, en accord avec le parquet, de rechercher tous moyens propres à éviter des tentatives d’intimidation émanant de juifs ou de mandataires.

- à la même date, il écrit au président de la chambre des huissiers :

 

" pour l’aviser que tout exploit délivré à la requête d’une personne de la race juive contre un administrateur provisoire doit préalablement être examiné par les services de la préfecture ".

Dans un même temps, le premier convoi est constitué.

D’autres vont se succéder à un rythme effréné, jusqu’au mois de mai 1944.

Il sait, parce qu’il ne peut pas l’ignorer, que le camp de Drancy vers lequel s’achemine chacun de ces convois, ne constitue qu’une étape.

Il s’agit là encore d’une question de logique.

Tous les convois de France convergent vers Drancy il faut bien que la population ainsi concentrée soit ensuite évacuée.

C’est d’ailleurs ce terme, " d’évacuation des juifs ", qui est employé par la police allemande dans la note adressée à la préfecture de Bordeaux par la police allemande, le 2 juillet 1942, dans le cadre de la préparation de la première rafle.

La note rédigée par Garat et reprise en termes identiques par Maurice Papon lui-même le 3 juillet 1942 indique que, les juifs internés au camp de Mérignac seront dirigés vers une destination inconnue par trains spéciaux.

Le compte-rendu de la réunion à laquelle le préfet Sabatier a convié ses proches collaborateurs le 11 juillet 1942 fait état du projet de déportation de 40000 juifs pour la zone occupée et 10000 pour la zone non occupée.

Maurice Papon lui-même écrit au ministère de l’intérieur le 14 juillet

- la remise des listes pouvant avoir pour conséquence la déportation de juifs français...

Dans son rapport du 18 juillet par lequel il rend compte des opérations qui ont été menées, Garat fait état de la déportation de 171 juifs pour la région de Bordeaux.

Ce terme de déportation est repris de façon constante à l’occasion de chacun des convois, dans toutes les notes adressées à Maurice Papon ou rédigées par lui.

Ainsi, alors que se prépare le convoi du mois d'août 1942 dans lequel vont partir les enfants, Garat écrit le 21 août à Maurice Papon :

 

" j’ai essayé de savoir si ce convoi est le prélude d’une déportation, l’officier m’a répondu d’une manière évasive.

En fait, j’ai acquis la certitude par l’allure générale de la conversation que le séjour à Drancy sera de courte durée et que les intéressés seront déportés. "

Dans les jours qui suivront, et plus précisément le 29 août 1942, Garat se rendra personnellement à Drancy.

Qu’a-t-il pu y avoir d’autre que la misère, la désolation, la mort programmée ?

Nous disposons au dossier de deux documents terrifiants sur la situation du camp de Drancy : un rapport sur l’état sanitaire et une lettre adressée par les mères et épouses d’internés à Xavier Vallat.

Ces deux documents sont datés de septembre et décembre 1941.

La situation du camp au mois d'août 1942 ne s’est certainement pas améliorée, loin s'en faut.

Et l’on sait qu’à Drancy, le voyage n’est pas terminé.

On sait que l’étape suivante est sans espoir de retour.

Il s’agit là encore d’une simple question de logique.

Et voilà que la conscience devient connaissance.

La fable des camps de travail a fait long feu ; Maurice Papon lui-même a dû y renoncer devant vous.

Comment imaginer en effet que des enfants en bas âge, partant seuls comme c’est le cas dans le convoi du mois d'août 1942 ou des vieillards et des invalides, comme c’est le cas au mois de mai 1944, partent pour des camps de travail ?

Personne ne peut y croire... personne n’y croit.

La connaissance de la mort inéluctable réside déjà dans les conditions dans lesquelles partent ces convois.

Des milliers d’hommes, de femmes, d’enfants, de vieillards, entassés dans des wagons à bestiaux, dépourvus d’hygiène, pour des jours et des jours de voyage dans le froid et la faim.

Au moment où on les place dans ces trains, ces hommes, ces femmes, ces enfants n’appartiennent déjà plus au monde des humains.

On les a privés de tout signe d’humanité, on leur a confisqué tous leurs biens, y compris l’argent de poche de leurs enfants.

Léon Ziguel nous a indiqué le 5 janvier dernier, qu’avant le départ du convoi, un inspecteur français ramassait les cartes de ravitaillement en lançant :

 

- " là où vous allez, vous n’en aurez pas besoin... "

L’aryanisation des biens juifs à laquelle Maurice Papon a activement participé de manière implacable, induit en elle-même que les juifs qui en sont l’objet partent pour ne plus revenir, puisque leurs biens sont dévolus à des aryens.

Au demeurant, Maurice Papon a-t-il jamais vu un seul juif revenir d’un de ces convois avant la libération ?

A-t-on vu une seule lettre qui leur était destinée qui leur soit parvenue ?

Si l’on peut imaginer que Maurice Papon ait à la limite pu se poser des questions au mois de juillet 1942, il ne peut plus au mois d'août, encore moins au mois de septembre et plus du tout en 1943 et 1944, alors qu’il continue à apporter de façon constante son aide et son assistance à la constitution des convois ?

Le 8 septembre 1942, la Feldkommandantur adresse à Pierre Garat une note ainsi rédigée :

 

" - vous êtes prié de vous présenter lundi 4 septembre 1942 dans la matinée à 10 heures à la Feldkommandantur, chambre 118, pour faire votre rapport sur la situation de l’élimination juive. Prière d’apporter les documents de statistiques. "

Cette note a été remise à Maurice Papon.

Il prétend que le terme d’élimination a été mal traduit et qu’il s’agirait en fait d’aryanisation.

Cela est inexact.

Le document qui figure au dossier est celui qui lui a été remis à l’époque en langue française. C’est donc bien le terme élimination juive qu’il lui a lui-même lu le 8 septembre 1942.

Maurice Papon ne savait sans doute pas les camps d’extermination et l’industrialisation de la mort, mais il savait la mort, inéluctable.

Il le savait parce que tout le monde savait, au moins à partir de juillet - août 1942.

Dès les premières rafles, des consciences, et non des moindres, s’élèvent.

L’église, pourtant acquise au maréchal Pétain fait publiquement connaître son opposition et son indignation.

Les lettres pastorales de nombreux Évêques courageux témoignent de la conscience du sort réservé aux juifs arrêtés.

Ecoutons ces Évêques.

Monseigneur Saliege, évêque de Toulouse le 20 août 1942 :

 

" ... que des enfants, des femmes, des hommes, des pères et mères soient traités comme un vil troupeau, que les membres d’une même famille soient séparés les uns des autres et embarqués pour une destination inconnue ; il était réservé à notre temps de voir ce triste spectacle... "

-dans notre diocèse des scènes d’épouvante ont eu lieu dans les camps de NOE et RECEBEDOUE.

 

" Les juifs sont des hommes, les juives sont des femmes. Tout n’est pas permis contre eux, contre ces hommes, contre ces femmes, contre ces pères et ces mères de famille. "

Monseigneur Theas, Évêque de Montauban le 30 août 1942.

 

" A Paris par dizaines de milliers, des juifs ont été traités avec la plus barbare sauvagerie. Et voici que dans nos régions, on assiste à un spectacle navrant : des familles disloquées, des hommes et des femmes traités comme un vil troupeau et envoyés vers une destination inconnue avec les perspectives des plus graves dangers. "

Monseigneur Delay, évêque de Marseille :

 

" - Arrêter en masse uniquement parce qu’ils sont juifs et étrangers, des hommes, des femmes, des enfants, qui n'ont commis aucune faute personnelle, dissocier les membres d’une même famille et les envoyer peut-être à la mort, n’est-ce pas violer les lois sacrées de la morale et les droits essentiels de la personne humaine et de la famille, droit qui viennent de Dieu ? "

Monseigneur Gerlier, archevêque de Lyon.

 

" - Nous assistons à une dispersion cruelle des familles où rien n’est épargné ni l’âge ni la faiblesse, ni la maladie. Le cœur se serre à la pensée des traitements subis par des milliers d’êtres humains et plus encore en songeant à ceux qu’on peut prévoir. "

Toujours à Lyon, le révérend père Chaillet, animateur des amitiés chrétiennes, refuse de livrer des enfants juifs au préfet, lequel relate au gouvernement de Vichy l’entretien qu’il a eu le 1er septembre 1942 avec le père Chaillet en ces termes :

 

" - il réitéra devant moi ses déclarations invoquant sa conscience de prêtre catholique qui l’invitait à considérer comme un dépôt sacré les enfants des malheureux juifs partis en exil et sans doute à la mort. "

L’indignation est la même, et peut être plus forte encore, du coté de l’église réformée, dont le comité national fait dire en chair le 22 septembre 1942 le communiqué suivant.

" - La loi divine n’admet pas que les familles voulues par dieu soient brisées ; des enfants séparés des mères ; le droit d’asile et sa pitié méconnus, le respect de la personne humaine transgressé et des êtres sans défense livrés à un sort tragique. "

Ce communiqué faisait suite à la lettre que le pasteur Boegner écrivait au maréchal Pétain le 21 août 1942 qui révèle la connaissance acquise du destin des déportés.

" - La vérité est que viennent d’être livrées à l’Allemagne des hommes et des femmes réfugiées en France pour des motifs politiques ou religieux dont plusieurs savent d’avance le terrible sort qui les attend.

Cette livraison a eu lieu dans des conditions d’humanité qui ont révolté les consciences les plus endurcies... "

Le 9 septembre 1942, le même pasteur Boegner aura un entretien avec Laval pour lui demander de laisser les enfants en France ; il se heurtera à un refus catégorique au motif qu’il ne faut plus jamais séparer les enfants de leurs parents.

Le pasteur Boegner dira au sujet de cet entretien :

" - Que pouvais-je obtenir d’un homme auquel les Allemands avaient fait croire (ou faisait semblant de croire) que les juifs emmenés de France allaient en Pologne du sud pour cultiver les terres de l’état juif que l’Allemagne affirmait vouloir constituer ?

Je lui parlais massacre, il me répondait jardinage. "

Pourquoi ces ecclésiastiques auraient-ils éprouvé le besoin de s’exprimer aussi solennellement avec les risques que cela comportait, s’ils n’avaient su que les juifs ainsi arrêtés étaient promis à une mort certaine ?

Pourquoi toute la population du Chambon-sur-Lignon s’est-elle mobilisée pour sauver des juifs ?

Les sauver de quoi... sinon de la mort ?

Avant que les rafles commencent en zone sud le rabbin Kaplan mandaté par le grand Rabbin de France fut reçu par le cardinal Gerlier.

Le rapport de cette rencontre reflète bien ce qui, à l’époque, pouvait être compris des déportations sans précédent qui se déroulaient alors :

 

" - S’il s’agissait de les transférer en Allemagne pour en faire des travailleurs, je n’aurais pas fait cette démarche.

Les malheureux qui sont déporté ne sont pas en état de travailler.

Ils ont été pris dans les camps ; on peut deviner quel est leur état physique.

J’en ai vu passer certains à Lyon.

Ce que je suis venu dire, c’est que des milliers d’innocents ont été envoyés en Allemagne, non pour travailler ; mais pour être exterminés... Pour qui a vu passer le convoi, il ne fait aucun doute que la plupart de ces gens n’arriveront pas au bout de leur voyage.

Hitler n’à pas fait mystère de sa volonté d’exterminer les juifs. "

Le 25 août 1942, le consistoire israélite de France écrivait au maréchal Pétain.

 

" - Le consistoire central proteste de toute sont énergie tant contre cette atteinte portée au principe du droit d’asile que contre les conditions inhumaines dans lesquelles cette mesure a commencé d’être exécutée par les autorités de la zone non occupée.

Le consistoire central ne peut avoir aucun doute sur le sort final qui attend les déportés après qu’ils auront subi un affreux martyr. "

Le chancelier du Reich n’a-t-il pas déclaré dans son message du 20 février 1942 :

 

" Ma prophétie selon laquelle ce ne sera pas l’humanité aryenne qui sera anéantie mais les juifs qui seront exterminés, s’accomplira.

Quoique nous apporte la bataille et quelle qu’en soit la durée, tel sera son résultat final. "

Ce programme d’extermination a été méthodiquement appliqué en Allemagne et dans les pays occupés par elle, puisqu’il a été établi par des informations précises et concordantes que plusieurs centaines de milliers d’Israélites ont été massacrés en Europe orientale où ils sont morts après d’atroces souffrances à la suite des mauvais traitements subis.

Enfin, le fait que les personnes livrées par le gouvernement aient été rassemblées sans autre discrimination quant à leurs aptitudes physiques que parmi elles figurent des malades, des vieillards, des enfants, des femmes enceintes confirme que ce n’est pas en vue d’utiliser les déportés comme main d’œuvre que le gouvernement allemand les réclame, mais dans l’intention bien arrêtée de les exterminer impitoyablement et méthodiquement.

Une grande publicité a été donnée à toutes ces déclarations qui ont énormément embarrassé le gouvernement de Vichy.

Maurice Papon n’a pas pu ne pas en avoir connaissance.

En toute hypothèse, lui, le secrétaire général de la préfecture de la Gironde, qui vient d’arriver du ministère de l’intérieur à Vichy, ne peut à l’évidence pas ignorer ce que savent les prélats.

L’aurait-il ignoré avec leurs déclarations solennelle, il ne le peut plus après, puisque toute la population en est désormais informée.

Et nous ne sommes alors qu’à l’été 1942.

Combien de rafles encore ?

Combien de convois ?

Combien de vies brisées ?

Combien d’enfants partis en fumée ?

Mais l’église n’est évidemment pas la seule source d’information. "

Il y a aussi la presse.

La presse clandestine d’abord qui fait preuve d’une très grande vitalité et qui publie très rapidement dans les deux zones de très nombreux articles pour sensibiliser l’opinion sur le sort des juifs.

Cette presse compte plus de quinze titres sans compter les tracts et les brochures.

Ainsi après l’exécution d’otages juifs à Paris le 15 décembre 1941 un tract de l’organisation Solidarité écrit :

 

" - Nous ne permettrons pas au plans de l’occupant cherchant à nous exterminer physiquement et moralement de se réaliser. "

Le 1er avril 1942, le numéro 3 de Solidarité parle de " plan d’élimination des juifs de l’Europe et de la première déportation de 400 juifs de Drancy et de Compiègne, soi-disant pour le travail. "

Dès les premières déportations vers l’Est, un doute est émis sur la destination finale de ces convois de déportés raciaux.

Les premières informations sûre concernant cette destination sont connues en octobre 1942 grâce à un témoin oculaire.

Après de nombreuses hésitations, la direction de la section juive décide de publier l’information dans le numéro 2 de " J’accuse " du 20 octobre 1942 sous le titre : " les tortionnaires boches brûle et asphyxient des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants juifs déportés de France. "

L’article poursuit :

 

" - Les nouvelles qui nous parviennent en dépit du silence de la presse vendue annoncent que des dizaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants déportés de France sont brûlés vifs dans les wagons plombés et asphyxiés pour expérimenter de nouveaux gaz toxiques. Les trains de la mort ont amené en Pologne 11 000 cadavres. "

L’information est reprise dans le numéro du 20 novembre du journal Notre Parole.

Le 15 septembre 1942 le journal Le Populaire titre : " nous accusons assez de gosses livrés au bourreau, précisant. "

" - Depuis août Hitler a exigé un complément de chair fraîche... Hitler a juré l’extermination de la race juive... L’assassinat collectif de ces gosses a soulevé la colère populaire... "

Toujours au mois de septembre 1942 le journal Le Franc-Tireur écrit :

 

" - Des vieillards de 60 ans, des femmes et des gosses, de malheureux gosses, ont été avec des hommes empilés dans des trains qui partent vers le Reich et vers la mort. "

Au mois d’octobre 1942 le journal Combat écrit :

 

" - Au moment où la France est soulevée d’horreur par la rafle monstrueuse des juifs que Vichy livre comme du bétail aux autorités allemandes, au moment ou les hommes innocents vont à la mort... "

Et le journal Libération parle des déportations vers l’Est et de la mortalité sévissant dans les convois.

Le 25 décembre 1942 " J’Accuse " publie un long article sous le titre :

 

" - La Pologne vaste abattoir de juifs par dizaines de milliers, femmes enfants, vieillards, malades sont massacrés. 360000 êtres humains assassinés dans le Ghetto de Varsovie. "

L’article analyse plus précisément la signification des massacres :

 

" - Ce ne sont pas des crimes isolés d’agents subalternes, mais des actes prémédités et organisés selon un plan tracé d’avance par le gouvernement Hitlérien. "

Pour la première fois. On parle expressément de " Chambres à Gaz ".

Dès janvier 1943, des chiffres sont donnés :

 

" - Contre 4 millions de juifs amenés de tous les pays de l’Europe occupée et encerclés dans les ghettos de Pologne, une gigantesque bataille d’anéantissement est mené d’après un plan minutieusement établi.

Plus d’un million d’hommes, de femmes et d’enfants ont été exterminés au cours de l’année 1942. "

Désormais sans cesse, à travers des centaines de publications clandestines, la presse de la section juive va revenir sur cette extermination que l’on n’appelle pas encore génocide.

Elle va en préciser les lieux : Auschwitz, Treblinka, Belzek, Maidanek, Matahausen ; le nombre : 80 camps ; les modalités, famine travail forcé jusqu’à épuisement, wagons remplis de chaux vive, blocs d’expérimentation scientifique et surtout chambres à Gaz et fours crématoires.

Le journal ( Notre Voix ) du 1er août 1943 confirme ces analyses en publiant deux longs témoignages oculaires, l’un sur le camp de Belzek et l’autre d’un évadé d’Auschwitz qui cas exceptionnel, avaient réussi à rejoindre la France.

Au mois de mai 1944, alors que le dernier convoi quitte Bordeaux, le numéro 2 de Fraternité publie un article intitulé " le cauchemar d’Auschwitz " qui fait la description suivante :

 

" - Dès l’arrivée (du convoi des déportés) tous les hommes encore valides sont immédiatement dirigés vers les chantiers de travail.

Les autres, femmes, enfants, vieillards, sont envoyés aux douches.

Seulement au lieu du jet d’eau chaude qui eut soulagé leurs membres fatigués, ce sont des jets de Gaz asphyxiant qui arrivent et en quelques instants, il n’y a plus, pressé contre la porte par où ils ont tenté de fuir, que des cadavres de mères tenant leurs enfants dans leurs bras ou des vieillards serrant contre eux leurs vielles compagnes dans un geste ultime de protection. "

Au mois de Mai 1944, les camps n’ont pas encore été libérés.

On savait déjà...

Comme cela vous a déjà été indiqué, toutes ces informations étaient fidèlement relayées par Radio Londres qui dénonçait quasiment quotidiennement les massacres de juifs et évoquait même l’existence des chambres a gaz.

Sans doute Maurice Papon ne lisait-il pas la presse clandestine et n’écoutait-il pas Radio Londres... encore qu’on ait pu l’espérer de la part d’un patriote entré dans la résistance dès le mois de janvier 1943 si on l’en croit.

Mais même s’il ne lisait pas cette presse, il est impossible qu’il n’en ait pas connu le contenu.

Il ne faut pas oublier que le régime de Vichy avait le service de renseignements le plus performant de l’époque pour mener son combat contre les opposants.

Et si Maurice Papon ne connaissait pas la presse clandestine, il connaissait au moins la presse officielle

Or Les Nouveaux Temps, quotidien français, tout ce qu’il y a de plus officiel, annonçait en août 1942 la déportation de 4000 juifs de la zone libre en indiquant :

 

" - ces mesures ne constituent qu’une première étape vers l’élimination de la communauté française de tous les juifs Français et étrangers qui ont fait et font encore tant de mal à notre pays. "

Le 5 mai 1943, " La Petite Gironde " consacrait à sa une un article au Dr Goebbels proclamant " l’implacable volonté de l’Allemagne de briser définitivement la puissance juive ".

On peut lire dans cet article le passage suivant :

 

" - Aucune prophétie du Führer ne s’est confirmée d’une façon plus flagrante que celle dans laquelle il a annoncé que lorsque la juiverie serait prête à provoquer une nouvelle guerre mondiale, celle-ci ne conduirait pas à l’anéantissement de la race aryenne mais à l’extinction des juifs. "

Maurice Papon ignorait-il également La petite Gironde que tout le monde lisait à Bordeaux ?

Les juifs eux-mêmes qui ne veulent pas avoir, sont bien obligés d’ouvrir les yeux.

Ils savent…

Pourquoi sont-ils si nombreux à tenter de franchir la ligne de démarcation pour fuir la zone occupée au mépris des graves sanctions encourues ?

Pourquoi, tant de suicides, pourquoi ces tentatives d’évasion des trains vers Drancy ?

Pourquoi, avant même les rafles, confier les enfants à des voisins ; des amis, des concierges, des agriculteurs qui furent si nombreux à les recueillir ?

Pourquoi, tous ces Français anonymes, ces justes ont-il recueilli ces enfants au risque de leur propre vie ?

Si ce n’est parce qu’ils savaient que eux pouvaient s’en sortir ; pas les enfants.

Pourquoi le beau-père de Maître Varaut, avocat au barreau de Paris a-t-il, comme nous l’a indiqué Maître Varaut, fait condamner des juifs à des peines de prison en connivence avec le Parquet pour les sauver de la déportation ?

Pourquoi, l’aurait-il fait s’il ne savait pas... ?

Pourquoi la maman de Samuel Pisar lui a t-elle mis un pantalon long plutôt qu’une culotte courte, si ce n’est dans l’espoir qu’il serait ainsi dirigé vers la colonne des hommes qui travaillent plutôt que vers la colonne des femmes et des enfants qui allaient vers la mort.

Les juifs savaient.

Yves Jouffa dans son témoignage au procès Barbie qui a été projeté au cours de nos débats le confirme en des termes qui se passent de tout commentaire :

 

" - Des femmes séparées de leurs enfants se suicidaient.

Elles devenaient folles et hurlaient à la mort.

On n'avait aucun doute sur la destination de ces convois de femmes, de malades, de vieillards, d’enfants, d’invalides sur des civières.

Des trains entiers d’enfants affamés, pouilleux, fiévreux sans adulte dans des trains à bestiaux...

A partir du moment ou de tels convois sont partis de Drancy avec une telle cadence, il n’était plus possible de douter que les personnes qui partaient allaient vers la mort.

Envoyer des enfants à Drancy c’était les envoyer à la mort. "

Maurice Papon les a envoyés à Drancy.

Samuel Schinazi, incarcéré au fort du Hâ puis interné au camp de Mérignac confirme également cette connaissance :

 

" - Nous avions tous conscience dans le camp de Mérignac que d’être incorporés à un convoi pour Drancy signifiait que nous allions trouver la mort dans un camp de déportation pour l’Allemagne.

Pendant mon incarcération au fort du Hâ, je pensais que les gens déportés en Allemagne partaient dans des camps de travail ou ils étaient internés jusqu’a la fin de la guerre.

Mais quand je suis arrivé au camp de Mérignac, petit à petit, j’ai appris au cours de conversations l’existence de chambres à Gaz et de l’extermination systématique des juifs déportés.

Nous avions su cela, je pense vraisemblablement par des réfugiés juifs Allemands qui avaient fui leur pays et qui avaient été repris en France.

Au début, les gens pensaient que ce n’était peut être pas tout à fait vrai, mais rapidement nous avons été parfaitement conscients du sort qui nous était réservé ?

Nous vivions dans une angoisse permanente. "

Monsieur Molho que nous avons entendu le 7 janvier 1998 vous a déclaré en sanglotant à la Barre :

 

" - Je n’arrive pas à croire qu’un ancien préfet ne savait pas ce qui se passait à Drancy. J’avais quinze ans et je savais. "

Maurice Papon lui-même a bien été obligé de reconnaître qu’il savait.

Pourquoi autrement avoir pleuré sur le sort des enfants après le départ du convoi de décembre 1943... ce qui n’a pas empêché celui de janvier, puis de celui de mai 1944.

Ses concessions ont été longues à venir mais il s’est bien rendu compte qu’il ne pouvait plus nier l’évidence.

Le 4 novembre 1997, il concède :

 

" - qu’on pouvait se douter du sort cruel mais pas de l’extermination. "

Le 16 décembre 1997, il affirme avoir retiré la petite Nicole Grunberg des bras de sa mère " pour la préserver ".

A la question qui lui est posée le 17 décembre : Pourquoi avoir arraché cette enfant des bras de sa mère, il répond :

 

" Pour la sauver du départ dans un camp de concentration.

On entendait parler de camps de concentration à satiété en Allemagne depuis la naissance du régime nazi.

On savait que Drancy était un camp de transit vers la déportation.

Quel dilemme ! Rendre les enfants aux parents c’était aller vers l’anéantissement. Les garder c’était une action de contre cœur. "

Ronger par ce dilemme, Maurice Papon a fait les deux.

Il a dans un premier temps gardé les enfants, ce qui lui a tellement brisé le cœur qu’il les a en définitive rendus pour qu’ils partent... vers l’anéantissement...

Oui tout le monde savait, et cela fait mal.

Les chef d’état savaient.

Le 17 décembre 1942, onze Gouvernements alliés et le comité de la France libre se sont réunis à Londres pour faire une déclaration commune indiquant que leur attention avait été attirée par :

- De nombreux rapports d’Europe selon les autorités allemandes...

mettent en application l’intention si souvent répétée d’Hitler d’exterminer le peuple juif en Europe...

De tous les pays occupés, les juifs sont transportés dans des conditions d’une horreur terrifiante et de brutalité extrême en Europe orientale.

En Pologne qui est devenue le principal lieu de massacre des nazis, les ghettos établis par l’envahisseur allemand sont systématiquement vidés de tous les juifs à l'exception de quelques ouvriers qualifiés nécessaires à leurs industries de guerre.

On n'entend plus jamais parler de ceux qui sont déportés.

Ceux qui ont la capacité physique sont exploités à mort dans les camps de travail.

On laisse mourir les infirmes, on les affame ou on les massacre au cours d’exécutions massives.

Le nombre des victimes de ces cruautés sanglantes s’élève à plusieurs centaines de milliers d’hommes innocents, de femmes et d’enfants.

Cette déclaration sera lu à la chambre des communes Britannique.

Un rapport du Gouvernement interalliés à Londres sera également publié sur " la persécution des juifs " dans lequel on peut lire :

 

" - On apprit vers le milieu d'août 1942 que le gouvernement du Reich intensifiait les mesures d’extermination contre les communautés Juives.

On eut confirmation de rapports venant de sources variées et dignes de foi, déclarant que les juifs étaient déportés de leurs foyers et envoyés dans les camps de concentration dans d’autres pays (en particulier la Pologne) en nombre croissant, et qu’une grande proportion d’entre eux y étaient mis à mort par des méthodes complètement étrangères à toute conduite humaine quelle qu’elle soit. "

Les gouvernements savaient donc, et ils n'ont rien fait.

Les enjeux de la guerre et les projets de répartition de zone d’influence dans le monde étaient plus importants que la vie de quelques millions de Juifs.

Les réseaux de résistants savaient, et à quelques très rares exception près, n’ont rien fait ; le seul objectif était la libération de la France.

Le sauvetage admirable de si nombreux juifs de France est le fait d’actes individuels, pas des réseaux constitués de la résistance.

On a au demeurant bien perçu l’embarras de ces résistants qui se sont succédés à la barre de votre cour en affirmant, on ne savait pas.

Comment peuvent-ils aujourd’hui affirmer autre chose ?

Encore qu’il faille, là aussi, bien s’entendre sur ce dont on parle.

Ces résistants nous ont dit qu’ils ignoraient les modalités de la mort, pas la mort elle-même.

Ainsi, Philippe Mestre a concédé le 17 octobre 1997 :

" - On pouvait craindre que la finalité des arrestations soit la mort. "

Monsieur Boutbien le 24 février1998 :

" - Nous savions très bien que dans les camps de concentration, les conditions de vie étaient terribles car on y mourrait. Mais on n’imaginait pas la spécificité du crime. "

Madame Yvette Chassagne enfin, réaliste et lucide :

" - On pensait à des camps de travail.

Mais quand on emmenait les enfants on pensait bien qu’ils n’y survivraient pas longtemps.

Des enfants dans des camps de travail : il y a quelque chose d’incohérent et d’horrible. "

Et madame Chassagne de lâcher cette phrase terrible :

" - On ne savait pas mais on n’ignorait pas. "

Une nuance sémantique en guise d’explication sinon d’excuse.

La réalité est en fait beaucoup plus simple ; beaucoup plus douloureuse aussi.

Maurice Papon savait, mais le problème c’est que ça le laissait totalement indifférent.

La politique qu’il servait avait fait des Juifs des parias, des animaux nuisibles dont il fallait se débarrasser.

Il ne les voyait déjà plus comme des hommes, des femmes, des enfants.

Mais comme des choses.

Au mieux, objet de tractation.

Au pire, ravalés au stade de déchets.

Ce terme, on le sait est employé dans les notes de la préfecture pour désigner les juifs qui n’ont pu être arrêtés ou qui se sont échappés.

C’étaient les mots de l’époque, nous dit-il.

Oui, et c’est bien aussi ce qu’on vous reproche, Maurice Papon.

Pas d’avoir inventé ces mots.

Pas même de les avoir utilisés.

Mais de les avoir mis en application jusque dans leur acception la plus vile et la plus insoutenable.

Vous n’avez jamais été animé par un quelconque sentiment antisémite nous dites-vous.

Et je vous crois.

Ce n’est pas par antisémitisme que vous avez agi.

C’est pire.

C’est par inhumanité.

Car l’indifférence poussée à son paroxysme conduit à l’inhumanité.

Quand on ne voit plus l’humain dans d’autre, c’est qu’on est soi-même devenu inhumain.

C’est cela, Maurice Papon, le crime contre l’humanité, un crime d’inhumanité.

Cela impose la perpétuité. Je ne requiers pas la perpétuité, je l’explique… Le monde entier a décidé que tout crime contre l’humanité doit être poursuivi partout, en tout lieux et en tout temps. Il n’y a pas de sanction pour ce crime.

Ce crime impose devant la justice, la réclusion criminelle à perpétuité.

Comment dans une autre cour d’assises pourra-t-on prononcé perpétuité si Papon, ici, n’est pas condamné à perpétuité ? En jugeant un crime contre l’humanité, vous jugez pour toute l’humanité. Votre verdict doit aller au-delà de la perpétuité, il doit aller vers l’éternité.

Devant l’histoire et devant les hommes, c’est pour l’éternité que vous serez condamné.

 

A l’issue de sa plaidoirie et pour la première fois depuis le début de ces assises, Maître Alain Jakubowicz à son arrivée dans la salle des pas perdus a été longuement applaudi par le public.

On le voyait, il avait tout donné, il était littéralement vidé et errait ainsi dans la salle des pas perdus, la tête entre les mains, chancelant, sous les applaudissements du public et des journaliste.