André Frossard au procès Papon

André Frossard au procès Papon

André Frossard, de l'académie française est intervenu à plusieurs reprises dans le procès Papon. De façon indirecte bien sûr. Son témoignage au cours du procès Barbie a été diffusé. Plusieurs extraits de ses livres ont été lus par Maître Varaut...

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Voici quelques extraits de son témoignage au procès Barbie, qu'on peut retrouver intégralement dans "Le crime d’être né". Il est présenté avec une introduction de Maître Charrière-Bournazel.

Son témoignage date du 25 mai 1987.

" Je voudrais dire aussi un mot de Montluc et de cette "baraque aux juifs" dont on a parlé quelquefois mais pas beaucoup, parce que le nombre des survivants en est très faible. Je me demande même certains jours si je ne suis pas le dernier, en tout cas je suis le dernier des derniers dans cette baraque.[…]

Cette " baraque aux juifs ", c’est là où j’ai appris, où j’ai commencé à apprendre ce qu’on appelle un crime contre l’humanité.

J’y ai été interné du 10 décembre 1943 jusqu’au 16 août 1994 et j’ai vécu les pires moments de cette baraque. C’était une espèce de péniche de l’Armée du Salut, tenue en désordre par une espèce de roulis dévastateur ; on y vivait comme des morts en sursis. Nous avions tous l’impression d’être des cadavres qui avaient la permission momentanée de vivre debout, car c’est dans la " baraque aux juifs " que l’on prélevait la plus grande partie des otages.[…]

J’ai commencé à me faire une idée de ce qu’était un crime contre l’humanité un jour, dans la cour de l’Ecole de santé de l’avenue Berthelot, où j’attendais un interrogatoire, quand j’ai vu toute une famille traverser la cour : le grand-père, la grand-mère, le père, les enfants de six à dix ans, et puis, fermant la marche, une femme avec un bébé sur les bras, poussés par un soldat en armes, vers la cave. Et passant devant un SS […] celui-ci avait levé les bras au ciel en disant : " Ah ! c’est tout Israël ! "

C’était en effet tout Israël. Ils ne venaient pas de la Part-Dieu ou de la Guillotière, ils venaient du fond des âges. Cela faisait trois mille ans que cela durait. Ils venaient de la captivité de Babylone ; c’était les même juifs qui, depuis le commencement des temps, portent les péchés du monde. Aussi dans la " baraque aux juifs ", la distinction était toujours très nette entre les juifs et ceux qui ne l’étaient pas ou qui, comme moi, ne l’étaient pas à part entière.[…]

A partir du 6 juin 1944, à partir du Débarquement, les attentats se sont multipliés à Lyon et les prises d’otages aussi.[…] Les appels avaient lieu à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit[…] : un sous-officier SS […] venait dans la prison, prenait un paquet de fiches, les retournait, il y avait l’inculpation au dos… Or il y avait trois maladies mortelles : juif, communiste, terroriste. Ceux-là automatiquement faisaient partie de la fournée d’otages.

J’ai commencé à comprendre vraiment ce qu’était le crime contre l’humanité par l’exemple d’un détenu, un juif, un brave homme, le genre bonnetier de la rue des Rosiers, enfin un homme simple et bon, qu’un sous-officier avait pris comme tête de Turc et auquel il avait enjoint d’apprendre la phrase suivante ; " Le juif est un parasite qui vit sur la peau du peuple aryen et il faut l’extirper. " La phrase était à apprendre en allemand et le malheureux ne parlait pas l’allemand. Chaque syllabe lui posait une difficulté qui lui valait bien entendu à chaque fois des coups de poing et des coups de pied dans le ventre. Puis, il avait fini, à force de coups, par apprendre tout de même la phrase en entier, et il la récitait de lui-même ; et dès qu’il entendait la porte de la baraque s’ouvrir, même quand il était tout au fond, il commençait à dire : " Le juif est un parasite… " C’est ça, l’humiliation de l’être. Et , le jour où on l’a emmené pour le fusiller avec d’autres otages, le même sous-officier, sur le seuil de la porte, dans la cour, devant les soldats allemands, l’a obligé à répéter une dernière fois : " Le juif est un parasite qui vit sur la peau du peuple aryen et il faut l’extirper. " Et il l’a récité.

A mon avis, le crime contre l’humanité c’est cela : c’est d’abord de tuer quelqu’un pour le seul motif qu’il est né, qu’il est venu au monde ; il n’y a pas d’autre grief contre lui, il est venu au monde contre la doctrine, il n’a pas le droit d’exister. Mais il faut encore que cette mise à mort soit précédée d’une tentative d’humiliation, d’abaissement, d’avilissement de la personne.

Le crime contre l’humanité, il est vraiment à dénoncer aujourd’hui, puisqu’on ne l’a pas fait plus tôt et qu’on l’a mélangé trop souvent avec d’autres formes de massacres ou de crimes qui n’ont pas la même signification ; c’est un crime que je crois sans précédent, et j’espère qu’il n’aura pas de suite. "

 

Extrait d'un de ses livres "Excusez-moi d'être Français" lu par Maître Varaut

" Pendant la dernière guerre, nous avons connu deux formes de collaboration.

L'une, active, consistait à se mettre au service de l'occupant, à endosser son idéologie, et son uniforme en même temps, à révérer sa puissance, à spéculer sur sa victoire, à se découvrir des ancêtres communs, beaucoup plus anciens que le christianisme, une culture commune, mieux armée chez lui; à lui demander humblement une petite place, debout, près de son feu sacré, à courir au devant des ses désirs et à recevoir en échange, avec quelques avantages en nature, le salaire de son mépris.

Cette sorte de collaboration relève de l'article 75 du Code pénal, qui vise l'intelligence avec l'ennemi. Elle a été le fait d'un très petit nombre d'égarés, espèce connue de ceux qui depuis le commencement de notre histoire prennent le parti de l'étranger, d'où qu'ils viennent, pourvu qu'il leur apporte la force qui leur manque pour faire prévaloir leurs vues, ou leurs intérêts. Il était bien inutile de constituer des cours de justice pour les juger. Les tribunaux militaires étaient là pour cela, et ils en eussent peut-être obtenu, avec une peu de chance, le statut de prisonniers de guerre.

L'autre forme de collaboration, que l'on qualifiera de passive, découlait nécessairement de l'armistice. De Gaulle l'avait vu, peu d'hommes politiques l'avaient compris. Dès lors que vous déposez les armes tandis que le vainqueur, bien entendu, garde les siennes; dès lors que vous signez avec lui une convention qui lui donne en gage les deux tiers de votre territoire, et que vous ne lui abandonnez pas le reste pour aller vous ressaisir hors de sa portée; dès lors que vous vous donnez les apparences d'un gouvernement légal, quand vous savez que vos pouvoirs seront nécessairement subordonnés à ceux de l'occupant, et que vous prenez des responsabilités que vous êtes hors d'état d'exercer dans leur plénitude, vous êtes conduit tout droit à chercher avec votre vis-à-vis tout-puissant, sourcilleux et avide, des accommodements qui ressembleront à des connivences, et des compromis qui auront tout l'air de compromission. Surcroît de disgrâce, le mal que vous n'aurez pu empêcher vous sera imputé un jour, et celui que vous aurez évité ne vous sera pas déduit : le bénéfice négatif n'entre pas dans les bilans.

Cette collaboration de fait, qui se donnait l'excuse d'être menteuse, et qui mentait en effet à tout le monde, à l'occupant, pour lui soutirer quelques indulgences, aux occupés, en leur adressant des clins d'œil complices au moment de lâcher quelque prérogative de plus, cette collaboration assez honteuse d'elle-même pour se présenter sous une forme supérieurement élaborée de résistance, est à porter au passif de la débâcle. Elle n'est plus à juger, l'histoire l'a fait.

Inutile de la traîner au prétoire. On veut bien qu'elle soit prescrite, ou amnistiée, et même on ne demanderait pas mieux que de l'oublier.

Mais ce n'est pas la politique de Vichy qui nous intéresse encore aujourd'hui, c'est sa morale.

Ce qui tient à la morale est infiniment plus grave que ce qui touche à la politique.

Un pays ne meurt pas d'une culbute militaire, ou alors la France aurait cessé de vivre depuis longtemps. Un pays ne meurt pas d'une faillite financière, d'une déconfiture matérielle, d'une révolution ou d'une guerre civile. Rien de tout cela n'atteint le cœur d'une nation. Nous avons fait l'expérience de tous les genres de désastre que le destin peut offrir aux pauvres humains, et nous savons qu'aucun d'eux n'est irrémédiable.

On met un pays en danger de mort quand on tente de le faire agir contre son honneur, contre sa foi, contre la conscience que Dieu, les siècles et la raison lui ont formée.

En ce sens, le "statut des Juifs" a été un crime contre l'honneur de la France, un crime contre la nation, et un commencement de crime contre l'humanité. Car après le statut viennent l'inscription dans les commissariats, le port de l'étoile jaune - obligatoire dès l'âge de six ans - puis l'internement, puis la rafle, puis Drancy, puis Auschwitz, où les enfants furent un sourire, puis une fumée.

Le crime contre l'humanité ne commence pas à la porte des chambres à gaz.

Il commence quand on l'a commis sur soi-même, en cessant d'être humain.

Le statut des Juifs offensait la morale chrétienne. Il eût collé son étoile jaune sur les apôtres et interdit d'enseignement le fondateur de ce christianisme dont le régime de Vichy feignait de respecter les valeurs. Il défigurait la France, déjà cruellement blessée et qui montrait au monde un visage que le monde ne connaissait pas. Il violait le premier article de la Déclaration des droits de l'homme que le régime tenait en abomination, mais qu'il n'avait encore remplacée que par l'expression de ses vindictes partisanes, éructées dès ses premiers jours d'exercice par une série de hoquets administratifs.

Je ne souhaite rien tant que d'être juste, je ne crains rien tant que de ne pas l'être.

J'ai parlé, à propos du statut des Juifs, de "commencement de crime contre l'humanité" ; je n'ai pas dit qu'à elle seule cette ignominie suffisait à constituer le crime.

Les auteurs du statut, et ceux qui l'ont appliqué, ne savaient probablement pas ce que serait la suite et la fin de l'histoire, et je suppose qu'ils ne le savaient pas parce que personne ne savait rien.

J'ai vécu, mieux vaudrait dire que j'ai survécu longtemps dans la "Baraque aux juifs" du Fort Montluc, à Lyon, où j'ai eu des centaines et des centaines de compagnons, souvent livrés à la police allemande par la milice. Pas un seul d'entre eux n'avait la moindre idée du sort qui l'attendait en Allemagne et pourtant il y avait là, je vous le garantis, des esprits curieux. Ils s'imaginaient qu'ils seraient envoyés dans un camp de travail et qu'ils y seraient sans doute malheureux, mais moins qu'en prison, et qu'en tout cas ils échapperaient aux rafles d'otages qui dépeuplaient inopinément la baraque, le jour ou la nuit. Je n'en ai jamais entendu aucun mettre cette illusion en doute, et quand on les alignait dans la cour pour les embarquer, ils avaient un dernier regard presque compatissant pour ceux qui ne partaient pas et restaient exposés aux représailles. Moi-même, lorsque j'ai appris le 12 août 1944 que je serais déporté le 16, j'ai accueilli la nouvelle avec une sorte de soulagement. Ni en prison, ni au dehors, je n'ai entendu parler de la "solution finale" avant le retour des rescapés et le dévoilement de l'horreur.

Mais nous ne pouvons croire, nous autres Français - excusez-moi - , qu'il peut se commettre du mal sur la terre sans que le pouvoir n'en soit aussitôt informé, et, pour un peu, l'on vous dirait qu'en ce temps-là, tout le monde savait, excepté les Juifs.

Il reste que le statut signé le 3 octobre 1940, promulgué le 4, aurait dû être publiquement condamné le 5 par toutes les autorités morales, crosse en main, mitre en tête. Il ne l'a pas été, et je ressens encore aujourd'hui ce silence comme une brûlure. "

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